Les usines de semi-conducteurs de Taïwan, à l'origine d'une grande partie des puces utilisées dans les PC, les serveurs et les téléphones portables du monde entier, sont depuis toujours sous la menace des tremblements de terre (qui peuvent les obliger à fermer bien que les usines soient construites pour résister aux secousses sismiques). Mais, actuellement, ce sont les menaces géopolitiques qui inquiètent le plus : La Chine considère Taïwan comme faisant partie de son territoire et a déclaré à plusieurs reprises qu'elle aspirait à la « réunification complète de la mère patrie ». Une volonté de réunification qu'elle manifeste régulièrement en organisant des exercices militaires dans les mers entourant Taïwan, dont un simulacre de blocus et de bombardement terrestre au début du mois.
Les États-Unis n'ont pas de relations diplomatiques officielles avec Taïwan, mais sa législation 'Taiwan Relations Act' les oblige à fournir à l'île des moyens d'autodéfense. Par ailleurs, le lendemain de la fin des exercices chinois, les États-Unis ont entamé une série d'exercices militaires conjoints avec les Philippines. Ces exercices, qui se déroulent jusqu'au 28 avril, comprennent une attaque contre un navire et des manoeuvres dans la mer de Chine méridionale, en face de Taïwan.
La chaîne d'approvisionnement globale en danger
Dans ce contexte tendu de préparation à un conflit armé, une nouvelle étude du Centre d'analyse des politiques européennes (CEPA, Center for European Policy Analysis) souligne que la dépendance du monde à l'égard des capacités de fabrication de semi-conducteurs de Taïwan l'expose à des risques de rupture sévères dans la chaîne d'approvisionnement. Dans 'Confronting China and Catching Up on Chips', le groupe de réflexion basé à Washington note que, bien que les États-Unis puissent être à l'origine de la plupart des designs de puces les plus avancées, l'essentiel de la fabrication s'effectue à Taïwan.
« Un blocus naval de l'île par la Chine ou une invasion pure et simple interromprait immédiatement l'approvisionnement de la quasi-totalité des circuits intégrés (SoC, System on Chip) actuellement en production, conçus par des sociétés telles que Qualcomm, Broadcom et Nvidia et fournis par ces dernières à Apple, Samsung, Dell, HP, etc. », explique l'étude.
Taïwan inside
Même le fabricant américain de puces Intel pourrait être touché. Pourtant un cas à part parmi les grandes marques de semi-conducteurs, le géant américain possède ses propres fabs, autrement dit ses usines de fabrication de puces, pour produire les circuits intégrés qu'il conçoit, mais il sous-traite malgré tout certains de ses tâches de production les plus avancées à des fabs situées à Taïwan.
Autre amortisseur en cas de crise : la société sud-coréenne Samsung qui possède elle aussi ses propres usines, même si les puces Exynos qu'elle fabrique pour les téléphones portables utilisent des designs ARM. Mais, de son côté, AMD a vendu ses usines il y a dix ans et ne possède plus de capacités de fabrication. Tout comme Nvidia et Qualcomm. Ces marques font appel à des industriels sous contrat, qui proposent leurs capacités de production.
Or, le plus grand de ces industriels spécialisés est Taiwan Semiconductor Manufacturing Co. (TSMC), qui détenait une part de 58,5 % du marché de la fabrication sous contrat à la fin de 2022, selon les données de TrendForce. Samsung, qui fabrique également des produits en sous-traitance, détient, de son côté, une part de marché de 15,8 %. La toute jeune activité spécialisée d'Intel, lancée en 2021, détient à peine 1 % du marché. Dans l'ensemble, TrendForce attribue à Taïwan 66,9 % de ce marché mondial des fabs travaillant sous contrat à la fin de 2022, contre 16,7 % pour la Corée du Sud et 7,3 % pour la Chine.
Et, au sommet du marché, Taïwan exerce une influence encore plus grande : selon le rapport du CEPA, elle fabrique plus de 90 % des microprocesseurs les plus avancées au monde, ceux qui sont fabriqués avec un processus technologique très sophistiqué de moins de 10 nanomètres.
Analysez votre chaîne d'approvisionnement
Pour Koray Köse, spécialiste de la recherche sur la chaîne d'approvisionnement au sein du cabinet Gartner, ces données ne peuvent être ignorées par les DSI, qui doivent travailler en étroite collaboration avec leurs responsables de la supply chain pour comprendre leur exposition aux risques dans la région Asie-Pacifique. « Si votre entreprise ne dispose pas encore des outils d'analyse nécessaires, le moment est idéal pour convaincre les PDG et les directeurs financiers d'investir davantage dans la gestion des risques liés à la chaîne d'approvisionnement », ajoute l'analyste.
Ces outils aideront les organisations à comprendre si elles-mêmes ou leur réseau de fournisseurs dépendent de matières premières, de capacités de production ou d'itinéraires d'expédition soumis à un risque de conflit potentiel. « Commencez par votre propre organisation et vos partenaires de rang 1, dit Koray Köse. Puis déterminez les vulnérabilités des niveaux inférieurs critiques aussi efficacement que possible en utilisant à la fois les relations avec vos fournisseurs et les technologies, comme la technologie graph, pour mettre en évidence les principaux goulets d'étranglement ».
Réaction en chaîne
Rappelons que le manque de visibilité sur la chaîne d'approvisionnement a entravé les réponses des organisations aux perturbations engendrées par les confinements du Covid-19 en mars 2020, ainsi que par le blocage du canal de Suez lorsque le porte-conteneurs Ever Given s'y est échoué en mars 2021.
L'incident de Suez a mis en évidence l'importance de savoir d'où viennent les marchandises dont vous dépendez et comment elles vous parviennent. Chaque année, environ 1 000 milliards de dollars de marchandises transitent par le canal de Suez. Mais c'est le détroit de Taïwan, qui sépare entre la Chine continentale et l'île, qui est la voie de transport la plus importante au monde, souligne Koray Köse. Plus de 5 300 milliards de dollars de marchandises qui y transitent chaque année.
L'enquête 2021 de Gartner sur les risques et la résilience de la chaîne d'approvisionnement a révélé que 70 % des entreprises (et 83 % de celles dont le chiffre d'affaires est supérieur à 1 milliard de dollars) ont cité l'amélioration de la visibilité parmi leurs trois principales priorités pour gérer les risques dans la supply chain. À peine la moitié des entreprises ont une visibilité de 90 % sur leurs approvisionnements, même sur les seuls fournisseurs de rang 1. Pour les fournisseurs de rang 2 et au-delà, moins de 4 % des entreprises possèdent une telle visibilité.
Ne pas se contenter de gagner en visibilité
Selon Koray Köse, gagner en visibilité le plus en amont possible de la chaîne d'approvisionnement est une première étape essentielle, mais ce n'est pas la seule mesure que les DSI doivent prendre. S'engager auprès de fournisseurs clés pour garantir les volumes nécessaires peut aussi s'avérer utile, même si l'analyste met en garde contre les achats irrationnels. « Bien qu'il soit confortable de disposer d'un stock de sécurité, il s'agit en grande partie d'un voeu pieux en matière de semi-conducteurs ». Sans oublier le fait que cela immobilise inutilement des capitaux essentiels. Christopher Cytera, auteur du rapport du CEPA qui a mis en lumière les risques géopolitiques pesant sur la chaîne d'approvisionnement des semi-conducteurs, explique quant à lui : « Je ne pense pas que thésauriser soit la solution ».
Si vous achetez des stocks, ajoute Koray Köse, il faut veiller à les conserver à proximité de l'endroit où vous souhaitez les utiliser : « Les marchandises achetées mais laissées dans leur région de production peuvent encore être exposées à des goulets d'étranglement logistiques ».
Selon lui, les DSI devraient envisager de diversifier leurs fournisseurs dans différentes régions géographiques, mais il reconnaît que cela peut s'avérer difficile lorsqu'il s'agit de semi-conducteurs, car de nombreux produits dont dépendent les services informatiques renferment des puces qui ont vu le jour à Taïwan. Sur ce terrain, aucune tactique n'éliminera totalement les risques liés à la supply chain, reconnaît l'analyste. Seuls palliatifs : augmenter progressivement la durée de vie des équipements et trouver graduellement des alternatives là où les risques sont trop concentrés.