Après avoir créé le moteur de recherche open source Elasticsearch en 2010, Shay Banon a co-fondé la société Elastic deux ans plus tard à Amsterdam, pour développer une pile logicielle complète autour de ce moteur distribué (basé sur Lucene) qui stocke les données dans un format de type JSON. En octobre 2018, Elastic - qui s’est aussi installé en Californie, à Mountain View - s’est introduite au New York Stock Exchange, en levant 252 M$. En France, l'éditeur compte des clients comme La Poste, le Ministère des Armées, BPCE, Airbus ou Renault. Il a tenu le 14 février à Paris sa conférence ElasticON en présence de Shay Banon, CEO d'Elastic, que nous avons pu rencontrer.
Le Monde Informatique : Vous avez annoncé il y a un an l'ouverture du code de vos logiciels commerciaux - la pile X-Pack incluant Elasticsearch, Logstash, Beats et Kibana - pour inviter vos clients à y contribuer et en accélérer le développement. Quel bilan en tirez-vous ?
Shay Banon : Nous avons ouvert le code de nos fonctionnalités commerciales et cela nous a pris un peu de temps pour le faire, comme vous pouvez l’imaginer. Parmi les histoires amusantes, nous avons acquis Prelert, une société créée avant Elastic qui est devenue notre solution commerciale de détection d’anomalies et nous avons ainsi dû ouvrir un code qui avait déjà une dizaine d’années. L’ensemble de notre code est maintenant ouvert depuis 6 ou 7 mois et c’est un succès pour différentes raisons. La 1ère, c’est que les utilisateurs l’adoptent. Comme la plupart des téléchargements de nos produits incluent à la fois le code commercial et open source dans une seule distribution, cela signifie que notre base d’utilisateurs a accès à toutes les fonctionnalités gratuites. La 2ème raison, c’est que nous avons commencé à voir sur nos fonctionnalités commerciales un engagement que nous avions uniquement l’habitude de voir en open source. Les clients qui les utilisent ont commencé à poser des questions, à ouvrir des suggestions, à signaler des bugs sur notre code commercial, et quelquefois même à les corriger eux-mêmes, ce que nous n’avions jamais connu auparavant.
Avez-vous vu croître la communauté autour des produits ?
Nous avons exposé l’ensemble de nos fonctionnalités commerciales à une communauté plus large. Lors de notre entrée en bourse, nous avons communiqué sur 350 millions de téléchargements. Les gens continuent à télécharger nos logiciels et nous sommes satisfaits de la croissance de notre communauté. La possibilité d’accéder maintenant à nos fonctionnalités commerciales peut potentiellement aider à la faire croître parce qu’il y a de nombreuses fonctionnalités gratuites dans notre produit commercial qui leur sont utiles.
Comment la communauté a-t-elle réagi à l’IPO, qu’allez-vous faire avec les fonds levés ?
L’IPO était une étape très naturelle. Je considère que c’est très sain, c’est un signe de maturité pour une entreprise. Je pense que notre communauté et nos utilisateurs sont passionnés par les produits que nous concevons et qu’ils apprécient notre succès. Nous ne sommes pas entrés en bourse pour lever des fonds mais parce c’est une étape pour la maturité de notre entreprise. Si vous regardez nos données financières, nous n’en avions pas vraiment besoin au moment de l'IPO car nous en avions déjà levés suffisamment et nous sommes une entreprise assez productive -même si nous continuons à perdre de l’argent. Avoir de l'argent en banque nous apporte plus de flexibilité, mais nous n'avons pas de destination spécifique pour les fonds obtenus. Nous allons continuer comme nous le faisions déjà à réinvestir fortement dans notre business parce que nous savons que nous devons évoluer vite.
Quels domaines explorez-vous pour de prochaines acquisitions ?
Nous sommes toujours ouverts. Plutôt que de parler d’acquisitions, nous préférons dire que nous unissons nos forces avec une autre entreprise. Nous aimons les entreprises qui innovent au-dessus de nos logiciels. Un très bon exemple est celui du secteur APM [gestion des performances applicatives] que nous avons rejoint en nous renforçant avec Opbeat [en 2017]. A ce moment-là, j’aurais dit qu'il nous faudrait 2 ou 3 ans pour nous lancer dans ce domaine, mais nous avons vu l’équipe d’Opbeat, les fondateurs sont à Copenhagen, la connexion a été bonne et nous nous sommes dits allons-y maintenant. Actuellement, ce qui est intéressant, c’est que nous commençons à être utilisé dans le domaine de la sécurité, du SIEM, les gens réalisent la puissance de ce que nous avons bâti par exemple pour analyser les logs dans ce contexte. Nous prenons les données qu’une organisation génère, logs, métriques ou données APM, nous les mettons dans Elasticsearch et les spécialistes en sécurité peuvent les utiliser pour comprendre si quelqu’un essaie de pénétrer dans le système. Nous voyons de plus en plus d’entreprises le faire avec nos produits, avec succès, parce que les anciennes solutions utilisées sont très lentes, elles n’ont pas mûri pour être aussi rapides et pertinentes que les nôtres. Lorsque les threats hunters cherchent à comprendre si un système a été hacké ou, en cas d’intrusion, ce qui a été touché, ils ont besoin d’un système avec lequel interagir et les gens utilisent notre solution pour le faire. Nous n’avions jamais bâti notre logiciel pour en faire un produit de sécurité, mais nous commençons désormais. C’est donc un domaine qui m’intéresse parce qu’il s’agit d’un besoin évident. Nous voyons sans arrêt nos clients nous utiliser pour cela, il y a donc une grande opportunité pour nous à construire des produits additionnels au-dessus du nôtre. Ou bien de nouer des partenariats avec d’autres entreprises pour s’assurer que l’on a une solution complète.
En dehors de l'APM et de la sécurité, y a-t-il des cas d’usage métiers ?
Nous investissons aussi dans ce domaine, mais les utilisateurs ne sont pas les mêmes et ne peuvent pas recourir aux mêmes interfaces que les équipes qui gèrent les opérations. Donc nous proposons différentes solutions. La première consiste à réaliser des intégrations avec des outils BI comme Tableau et Microsoft Power BI. Nous ajoutons le support de SQL à Elasticsearch ce qui nous permet d’exposer nos données plus facilement aux utilisateurs métiers. L’autre façon de le faire est de construire de nouvelles interfaces utilisateurs au-dessus d’Elasticsearch. Par exemple sur ElasticON Paris, nous avons une session consacré à Canvas, qui est un outil de présentation très avancé, comme un PowerPoint, au-dessus d’Elasticsearch. Par drag and drop, vous pouvez vraiment créer de très riches visualisations et interactions, puis l’exposer à vos clients métiers si besoin.
Quel est le poids de la R&D dans votre effectif ?
C’est un chiffre que nous partageons pas, même si nous sommes désormais en bourse. Mais il est significatif. Nous comptons environ 1 400 personnes maintenant et nous sommes une entreprise très distribuée, c’est l’un des autres aspects intéressants. Nous avons démarré en Europe et nous avons des employés dans 38 pays différents. Je dirais que plus de 800 personnes ont des compétences en ingénierie. Et par ailleurs, notre ingénierie est elle-même très distribuée à travers le monde. C’est ce que nous aimons parce que nous nous donnons les moyens d’être le meilleur dans chaque pays. Nous aimons dire que nous n’avons pas vraiment de headquarters, que nous sommes partout. Nous avons des équipes R&D en France, et pas seulement à Paris, mais à Lyon, en Normandie, dans différents endroits. Nous avons un bureau mais les gens peuvent travailler chez eux. Notre support est également distribué et basé en Europe. Il fait partie de nos équipes d’ingénierie.
Durant votre keynote, vous avec exposé la volonté de rendre votre produit plus simple.
Elasticsearch, le logiciel sur lequel Elastic a démarré, est un produit simple mais de bas niveau, un produit de base. Il se trouve derrière différentes expériences, mais il faut un développeur avancé pour être capable de l’utiliser. Alors que parfois, tout ce qu'un développeur veut faire, c’est ajouter une boîte de recherche à un site web. Dans ce cas-là, ce qu'il devrait avoir, c’est un endroit où entrer l’URL du site web, puis cliquer go et que tout se mette en place. Vous entrez les données, vous les crawlez et vous obtenez un petit widget à mettre sur votre site web, c’est tout. Et puis vous disposez une interface utilisateur agréable à partir de laquelle contrôler la façon dont les résultats seront présentés. Nous avons unis nos forces avec un éditeur de San Francisco nommé Swiftype qui fait exactement cela. Il fournit exactement le type d’expérience que je viens de vous décrire et ils l’ont bâti au-dessus d’Elasticsearch. C’est donc une start-up que nous connaissons depuis longtemps. A un moment donné, cela a eu du sens d’unir nos forces et de proposer à nos utilisateurs de leur fournir une service vraiment très simple. « Donnez-nous l’URL et nous allons crawler le site web puis vous donner un bout de code pour que vous puissiez ajouter une boîte de recherche sur votre site web. Nous ferons tout pour vous, mais cela reposera toujours sur Elasticsearch et vous pourrez décider combien d’informations vous voulez avoir et aurez la flexibilité de choisir entre tout ça. C’est un exemple de la façon dont nous pouvons simplifier l’expérience des utilisateurs.
Quels sont les défis les plus importants pour une société comme Elastic ?
Je pense que tout défi est une opportunité. Nous avons réussi à bâtir un produit qui se retrouve à être utilisé pour de très nombreux cas d’usage. Uber, par exemple, nous utilise pour gérer tout depuis la recherche des chauffeurs jusqu’aux analyses métiers. Ils nous utilisent aussi pour monitorer toute leur infrastructure. Je pense que l’un de nos défis, mais je le vois comme une opportunité, c’est que nous pouvons être utilisé pour tant de choses qu’il faut savoir comment prioriser les investissements et être sûr que l’on met le bon niveau d’investissement dans chaque cas d’usage. Une fois que vous commencez à investir dans un cas d’usage, vous devez poursuivre, puis d’autres cas se présentent. J’aime à me retrouver dans cette situation parce que c’est enthousiasmant. Nous ne sommes pas assis devant un tableau blanc. Le défi est de pouvoir capturer tout ce qui se présente à nous.
L’APM est l’un de ces domaines d’investissement…
Oui, cela représente énormément d’investissement parce que vous devez intégrer tous les langages de programmation utilisés ; et il faut concevoir des interfaces utilisateurs. Par ailleurs, nous avons tout juste rejoint la Cloud Native Foundation pour supporter tous les efforts autour du domaine de l’APM et de Kubernetes. Ce sont d’énormes investissements mais je pense qu’ils sont importants parce que nous travaillons pour nos clients et qu'ils nous ont dit qu’ils voulaient des produits pour stocker leurs logs, leurs métriques et leurs données APM.
Quel est le poids du SaaS dans votre activité ?
Environ 15% de notre chiffre d’affaires sur le dernier trimestre. Cette part progresse plus vite que notre part on-premise et ce que nous appelons le SaaS self-managé. Nous sommes en partenariat avec Google pour fournir Elasticsearch comme un service sur Google Cloud. Nous avons également un partenariat avec Alibaba qui propose Elasticsearch as-a-service dans son cloud, en Chine et dans le monde. Nous fournissons aussi le service sur AWS et nous travaillons en ce moment sur Azure. Notre objectif est d’être sur tous les clouds pour que nos clients puissent choisir. De plus en plus d’utilisateurs sont soucieux d’être multi-clouds. Nous sommes les seuls à pouvoir leur proposer. C’est enthousiasmant.