Le litige opposant le préposé à la protection des données en Suisse (l'équivalent de la Cnil en France) à Google Street View n'est pas un cas isolé. Cette année, des affaires ont éclaté en Espagne à propos de pages indexées par Google contenant des informations personnelles, en Allemagne, à propos (encore) du floutage de Street View et au niveau européen à propos de la reconnaissance automatique des visages dans Facebook. Les gardiens de la sphère privée ne cessent par ailleurs de manifester leur mécontentement et leurs mises en garde envers les grands acteurs du web sur leur manière de collecter et d'exploiter les données de leurs utilisateurs. En mai dernier, Viviane Reding la Commissaire européenne en charge de la justice et des droits fondamentaux soulignait que ces entreprises ne sauraient se soustraire au droit européen sous prétexte qu'ils sont basés aux Etats-Unis ou que leurs données sont dans le cloud: «Un réseau social avec 200 millions d'utilisateurs en Europe doit se plier au droit européen».
Qu'elles soient légales ou verbales, ces tensions ont pour dénominateur commun d'opposer des acteurs du web majoritairement américains à des autorités de protection de la sphère privée européennes. Au point que plusieurs grands médias américains ont thématisé l'antagonisme croissant entre les conceptions de la sphère privée de part et d'autre de l'Atlantique, parlant même de «guerre d'internet à venir en Occident».
Des attitudes opposéesLes problèmes liés à la protection de la sphère privée ne sont l'exclusivité ni du web ni des entreprises américaines. Ces dernières années, le préposé à la protection des données suisse s'est ainsi intéressé à des pratiques aussi diverses que la vidéosurveillance dans les transports publics, les compteurs électriques intelligents et la cybersanté. De plus, la divulgation d'informations personnelles en ligne - contrainte ou intentionnelle, consciente ou non - entre dans les moeurs, y compris en Europe (voir lien).
Il n'empêche que l'attitude des législateurs et des usagers européens est beaucoup plus méfiante à l'égard des acteurs du web, que celle qui prévaut outre-Atlantique. Trois quarts des européens souhaitent par exemple disposer d'un droit à l'oubli, c'est-à -dire de la possibilité de supprimer toutes leurs données personnelles ou d'y attribuer une durée de vie. L'Union Européenne a d'ailleurs annoncé son intention de légiférer en la matière. Aux Etats-Unis, on insiste en revanche sur l'apport positif de l'information et de la transparence - la liberté d'expression du fameux premier amendement. Les dangers de la toile qui font débat concernent avant tout les actes malveillants et la protection des enfants et l'on préfère faire appel à la responsabilité des usagers et des fournisseurs de services, qu'à des lois contraignantes. Quelle est l'origine d'une si profonde divergence de vues? Deux études universitaires permettent d'y voir plus clair.
Crédit photo : D.R.
ICTJournal.ch
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La première, intitulée «International Differences in Information Privacy Concern: Implications for the Globalization of Electronic Commerce», s'est intéressée à trois facteurs susceptibles d'expliquer les perceptions différentes à l'égard de la sphère privée: les valeurs culturelles, la pratique d'internet et la volonté des institutions politiques. En sondant 534 usagers dans 38 pays, les chercheurs ont découvert deux éléments d'explication. Tout d'abord, plus la culture d'un pays a une forte dimension individualiste, moins les personnes se sentent concernées par le caractère privé de leurs informations. D'autre part, les citoyens de pays disposant déjà de fortes régulations en matière de protection de la sphère privée sont plus favorables à davantage de régulations.
Dignité vs. liberté
Plutôt que d'interroger les utilisateurs, James Whitman, professeur de droit comparé à l'Université de Yale, s'est penché sur les différences de perception de ce qui est privé de part et d'autre de l'Atlantique. Il constate ainsi qu'il n'existe pas de conception universelle de la privacy. Les Européens s'offusquent par exemple des affaires privées médiatisées aux Etats-Unis - on peut penser à l'affaire récente de l'ancien patron du FMI - ou du fait que les Américains parlent librement de leur salaire. Aux Etats-Unis par contre, la nudité publique ou le fait que des inspecteurs publics puissent pénétrer dans un domicile privé sont vus comme hautement problématiques.
Pour le professeur de droit, ces différences s'expliquent dans la conception de la privacy. Chez les Européens, celle-ci serait avant tout une affaire de protection de la dignité personnelle. Les personnes ont le droit de contrôler leur image publique et donc de décider qui voit quoi et quand sur leur compte, en particulier dans les médias. En revanche, pour les Américains, la privacy serait une question de liberté - de liberté contre l'Etat. La sphère privée étant considérée comme la liberté envers les possibles intrusions des gouvernements dans l'enceinte du domicile. «D'un côté, un vieux continent dans lequel il est fondamentalement important de ne pas perdre la face, de l'autre, un jeune continent dans lequel il est fondamentalement important de préserver le foyer comme une citadelle de souveraineté individuelle.» Une citadelle bien mise à mal par le Patriot Act et les attaques contre le secret bancaire, devrait-on ajouter.