Microsoft a pris de court la plupart des observateurs il y a quelques mois en annonçant qu’il remplaçait le moteur de rendu d’Edge par un autre, développé sur la base du projet open source Chromium. Le choc n'était pas seulement que Microsoft se tournait vers l'open source pour son navigateur. Mais Chromium alimente également le principal rival de Edge, Chrome, et le projet en lui-même a été créé à l'origine par Google, bien qu’il n'en soit plus responsable aujourd’hui. Ce changement de moteur est né du retard qu’avait pris le remplaçant d’Explorer. Edge n'avait qu'un taux d'adoption de 12% en février, alors que la part de marché de Chrome atteignait 67%. Il n'y a d’ailleurs aucune preuve que Microsoft rattrape un jour son retard sur ce segment.
L’échec d’Edge s’explique de multiples façons. L’une d’entre elles est le manque d'add-ons pour le navigateur, seulement 118 au dernier décompte. Microsoft a pourtant fait la cour aux développeurs pour écrire des add-ons pour Edge depuis que le navigateur a été introduit il y a quatre ans. Face à lui, Chrome compte plusieurs milliers d’extensions. Avec l’adoption de Chromium, les extensions Chrome devraient fonctionner sur Edge. Microsoft pourra par ailleurs libérer les ingénieurs d'Edge pour travailler sur d'autres projets de l'entreprise. Et le navigateur recevra des mises à jour plus fréquentes, car Chromium est généralement mis à jour huit fois par an.
Un vrai changement de stratégie commerciale
Cette démarche va à l'encontre des décennies d'efforts de l'entreprise dans le domaine des navigateurs. Mais elle reste assez logique si l’on prend en compte la ligne directrice de Satya Nadella, CEO de Microsoft, qui a fait le ménage dans la vieille culture conservatrice de l'éditeur qui consistait à vouloir dominer tous les marchés possibles en utilisant la force brutale de la domination de Windows. En acceptant des standards open-source pour Edge, il abandonne le côté « cavalier seul » instauré par Bill Gates depuis la création de l’entreprise, puis maintenu par Steve Ballmer. C’était cette tactique juridiquement contestable qui avait contribué à faire de Microsoft ce qui, dans les années 1980 et 1990, était devenu l'entreprise technologique la plus puissante du monde.
En raison de cette domination, en 1998, le ministère américain de la Justice et vingt procureurs généraux d'États ont poursuivi Microsoft pour avoir illégalement utilisé son monopole Windows pour contenir la concurrence. Internet Explorer était au cœur de l'affaire. A l'époque, la firme de Redmond exigeait que les fabricants d'ordinateurs incluent Internet Explorer dans chaque installation de son système d’exploitation. La société a également rendu difficile, voire impossible, l'installation et l'utilisation de navigateurs autres qu’Explorer par les consommateurs. Elle soutenait que ce dernier faisait tellement partie intégrante de Windows que sa suppression ralentirait l’OS.
Le procès a mis au jour la face cachée des tactiques de Microsoft. La société est même allée jusqu’à présenter des bandes vidéo qui prétendaient montrer que le retrait d'Internet Explorer ralentirait Windows, et que rien n’empêchait l’utilisateur d'installer un navigateur différent sur le système d'exploitation. Il s'est avéré que la firme avait trafiqué les deux bandes.
Microsoft veut contribuer au développement de Chromium
L'abandon par Microsoft d'un navigateur propriétaire au profit de standards open source clôt finalement ce chapitre du passé de l'entreprise. Satya Nadella a relancé Microsoft, entre autres, en acceptant de travailler de plus en plus avec des logiciels libres. La base de données SQL Server de l'entreprise fonctionne maintenant sous Linux, par exemple. John Chirapurath, directeur général chez Microsoft, présente ainsi la nouvelle perspective de l’entreprise : « La flexibilité et le choix sont absolument essentiels. Nous ne pouvons pas aller voir un client aujourd'hui et lui offrir une plateforme de données qui fonctionne exclusivement avec Windows ou, disons, C#. Il faut qu'on aille là-bas et qu'on demande : Quelles sont vos conditions, et comment cela fonctionne ? »
Le vice-président de Microsoft en charge de Windows, Joe Belfiore, dans son annonce sur la transition d’Edge à Chromium, a soutenu que l’entreprise avait « l'intention de devenir un contributeur important au projet Chromium, d'une manière qui peut rendre Microsoft Edge, mais aussi d'autres navigateurs, meilleurs sur PC et autres appareils ». Ce mouvement marque la fin symbolique de l'ancien Microsoft. Son navigateur propriétaire l’a aidé à étendre injustement son monopole, et cet abus a fini par l'affaiblir. En optant pour l'open source avec le cœur d'Edge, Satya Nadella a finalement remodelé Microsoft d'une manière que Bill Gates et Steve Ballmer n'auraient jamais pu imaginer.