Des milliards de dollars sont investis dans la blockchain et, au cours des cinq prochaines années, ces dépenses devraient augmenter de façon exponentielle. Pourtant, il est peu probable que cette technologie de grand registre distribué déclenche une révolution dans l'entreprise, qui a toujours préféré un mode de contrôle centralisé. « Je ne pense pas qu'il y aura un jour une révolution blockchain dans l'entreprise », a ainsi déclaré Avivah Litan, vice-présidente de la recherche chez Gartner. « Aucune entreprise ne veut renoncer à son pouvoir de contrôle. Cela va à l’encontre de sa volonté de rester maître de son propre destin. Or, une blockchain complète ne relève d'aucune autorité centrale. C'est juste du pair-à-pair ». C’est sans doute ce qu'elle rappellera aussi lors de l’IT Symposium/Xpo 2019 consacré aux tendances technologiques IT et business, organisé par le cabinet d’études à Orlando (Floride) du 20 au 24 octobre. Il faudra attendre au moins deux ans encore avant de voir émerger la blockchain, qui suscite actuellement beaucoup de désenchantement.
Néanmoins, selon Gartner, cela n’empêche pas les entreprises d’explorer avec enthousiasme la technologie, considérée comme réellement innovante par les cadres dirigeants et les responsables IT. Et, qu'ils en aient besoin ou pas, ils essaient d’y trouver des applications. « Beaucoup d'entreprises veulent vraiment explorer la blockchain, mais elles ne disposent pas de cas d’usage appropriés pour cela », a encore déclaré Mme Litan. « Il est difficile de dire aux gens qu'ils n'ont pas d’application pour cela. Les utilisateurs ne comprennent pas vraiment ce que l’on peut faire ou pas avec la blockchain. Ils savent juste qu'ils veulent l'utiliser ».
Cycle de Hype de la technologie blockchain en 2019 selon Gartner. (Crédit : Gartner)
Gartner estime qu’il faudra probablement encore neuf ans avant de pouvoir effectuer la mise à l’échelle technique et opérationnelle de la blockchain pour l’entreprise. « Ces technologies ne sont pas encore à la hauteur de ce que promet le battage médiatique, et la plupart des projets d’entreprise sont bloqués en phase expérimentale », a déclaré Mme Litan. De plus, d'après Gartner, pour rester compétitives, sécurisées et éviter l'obsolescence, 90 % des mises en œuvre de plates-formes blockchain d'entreprise actuelles devront être remplacées dans un délai de 18 mois. Il faut 5 conditions pour que la technologie puisse répondre aux besoins des transactions interentreprises mondiales en tant que grand registre distribué :
1 - Les contrats intelligents doivent être simples à coder et à tester pour vérifier l’absence de bogues et avoir la possibilité d’effectuer leur portage sur différentes plates-formes de blockchain.
2 - Les contrats intelligents doivent s'intégrer facilement aux systèmes d'entreprise existants, par exemple, les environnements « Oracle » ou les API qui connectent la blockchain aux sources de données externes.
3 - L'interopérabilité de la blockchain doit être normalisée afin que diverses plates-formes, comme Hyperledger, Ethereum, R3 Corda et d'autres puissent communiquer entre elles.
4 - En termes de mise à l’échelle, la blockchain doit être capable de concurrencer les réseaux transactionnels financiers actuels qui peuvent traiter des milliers d'opérations par minute.
5 - Les services de protection de la vie privée fondés sur le concept de « preuve à divulgation nulle de connaissance » (Zero-knowledge proof) et de gestion des clés privées doivent également évoluer et développer des méthodes qui permettent aux utilisateurs de récupérer les mots de passe perdus.
Il faudra plus de 10 ans pour que certaines applications blockchain trouvent une large adoption. (source : Gartner)
Gestion des clés privées, talon d'Achille
« La gestion des clés privées est considérée comme le talon d'Achille de la technologie blockchain », expose Mme Litan, rappelant ainsi que lorsqu’un utilisateur perd sa clé privée, il n'a plus accès aux données, à la cryptomonnaie ou aux autres actifs liés à cette dernière. Actuellement, plusieurs entreprises et consortiums s'emploient à résoudre le problème de la clé privée et celui de la mise à l'échelle. Quand les technologies et les cas d’usage de la blockchain arriveront à maturité, les entreprises pourront en tirer des avantages significatifs, y compris pour son intégration de la blockchain et de l’IoT, les applications Web décentralisées et les technologies blockchain d'interface utilisateur et les services blockchain managés. Il existe aujourd’hui plusieurs services managés. C’est le cas par exemple de Chainstack, de la plateforme cloud IBM Blockchain, et de Mangrovia Blockchain Solutions. Ces services permettent aux entreprises qui manquent d'expertise technique et d'infrastructure de prendre en charge leurs propres applications blockchain exécutées dans le cloud.
L'adoption et la réussite dépendront aussi de l'évolution de la technologie vers un mix de plateforme autorisée ou privée et de registre ouvert et public. Selon Avivah Litan, « cela permettra aux entreprises de communiquer en privé et discrètement sur un registre autorisé, et aux utilisateurs de consulter les transactions en toute sécurité grâce à une application accessible au public ».
Hedera Hashgraph, un exemple hybride
Hedera Hashgraph est un exemple de grand livre distribué « hybride ». La startup concurrence à la fois des chaînes de blocs autorisées comme Hyperledger et des plates-formes publiques (comme Hyperledger Fabric & Sawtooth, R3 Corda, et autres) et leurs fournisseurs commerciaux, notamment AWS, IBM, Microsoft, Oracle. Lors de son lancement en août, Hedera Hashgraph a affirmé qu'elle pourrait surpasser à la fois les chaînes publiques et les réseaux financiers et commerciaux traditionnels. Hedera Hashgraph introduit quelque chose de très important. Ce n’est pas une blockchain, mais un équivalent avec beaucoup d'investissement de la part de différentes parties qui veulent une architecture plus évolutive. « Il n'y a pas d'équivalent direct à Hedera Hashgraph aujourd'hui », a déclaré Martha Bennett, analyste principale chez Forrester Research. Hedera a obtenu l'appui d’acteurs des télécommunications et de fournisseurs de technologie, même le soutien de ceux qui possèdent leur propre service de chaîne de blocs. Le géant indien de la technologie Tata Communications, IBM, Deutsche Telekom et FIS Global, qui a acquis WorldPay plus tôt cette année, font partie des 10 entreprises qui siègent au conseil d'administration de Hedera.
Un autre obstacle pour la chaîne de blocs vient de la surveillance réglementaire, qui s'est renforcée au cours de la dernière année, depuis que les réseaux sociaux comme Facebook, ont annoncé leur intention de créer des réseaux financiers basés sur blockchain sur lesquels il sera possible d’échanger ou d’utiliser sa cryptomonnaie Libra pour des achats en ligne. La réticence des autorités de surveillance multinationale à autoriser Facebook à créer un réseau de paiement en cryptomonnaie ralentit le projet et pousse des partenaires comme Visa, Mastercard et PayPal à faire marche arrière. La semaine dernière, PayPal a annoncé qu'il se retirait de la Libra Alliance de Facebook, l’instance chargée de diriger l'initiative blockchain du réseau social. « Ces entreprises sont à la merci des organismes de réglementation », a dit Mme Litan. « Elles ne veulent pas avoir de problèmes avec ces autorités de surveillance. Cela montre à quel point les gouvernements se sentent menacés par la cryptomonnaie et par Facebook ».
Selon les prévisions du Cycle de Hype de la technologie blockchain de 2019 de Gartner, d'ici 2023, la blockchain sera techniquement évolutive et prendra en charge les transactions privées de confiance en respectant la confidentialité requise des données. Les développements seront d'abord introduits dans les chaînes publiques. Progressivement, les blockchains autorisées s'intégreront aux blockchains publiques et commenceront à tirer parti de ces améliorations tout en respectant les exigences en matière d'adhésion, de gouvernance et de modèle opérationnel des chaînes de blocs autorisées. « Quand la technologie sera évolutive et facile à utiliser, qu’il suffira d’écrire son application sans se soucier du back-end, on assistera à une transformation digitale pour des cas d’usage où personne n'aura le contrôle, comme le suivi et la traçabilité… ou les paiements transfrontaliers », a déclaré Avivah Litan.