Quelles voies emprunter pour conduire un projet open source vers le succès, créer et gérer une communauté qui le fasse croître et le propage et comment choisir le bon modèle de licence ? Bâtir un modèle économique viable sur une technologie open source n’a rien d’évident, l’exemple d’un Docker contraint à se réorganiser et se réorienter l’a encore récemment montré. Ce sujet difficile à appréhender a été abordé sur la conférence Paris Open Source Summit qui s’est tenue cette semaine aux Docks de Paris, les 10 et 11 décembre. Des acteurs établis du secteur ont témoigné de leur expérience dans ce domaine lors d’une table ronde animée par Grégory Bécue, président du programme 2019 de POSS.
La société New Vector développe Riot.im une application de messagerie chiffrée fonctionnant sur le réseau de communication sécurisé Matrix dont elle est aussi le principal hébergeur, supportant 4 millions d’utilisateurs. « Pendant 3 ans, nous avons été un pur projet R&D, la seule chose que nous faisions était de construire notre projet open source et notre communauté, et à un moment donné, nous avons vu des concurrents bâtir des produits au-dessus de Matrix et nous nous sommes demandés pourquoi nous serions les seuls à payer la facture », a relaté Amandine Le Pape, COO de New Vector et co-fondatrice de la fondation Matrix.org. D’où la création de New Vector en s’interrogeant sur la façon de générer des revenus et de trouver le modèle économique permettant de se développer.
Amandine Le Pape, co-fondatrice de la fondation matrix.org et COO de New Vector. (Crédit : POSS)
« Toute l’entreprise est très impliquée sur sa mission, de même que chaque personne recrutée et l’objectif, ancré au coeur des valeurs de New Vector, c’est que nous voulons faire croître l’écosystème Matrix », a pointé Amandine Le Pape en expliquant que la licence Apache a été retenue comme étant la plus ouverte. « Parce que nous voulons qu’il soit possible de bâtir une entreprise et des services au-dessus de Matrix, mais nous devons aussi trouver des moyens pour être nous-mêmes en mesure de recruter afin de pouvoir contribuer davantage au projet ».
Un code ouvert ne suffit pas s'il n'y a pas de communauté
Pour Zeev Suraski, co-fondateur de Zend et co-architecte de PHP, avoir un code ouvert est l’une des exigences requise, mais ce n’est clairement pas suffisant. « Il est tout aussi important d’avoir un bon projet que de bénéficier d’une communauté », celle-ci jouant un rôle-clé dans l’adoption du projet open source. « Elle a différentes facettes, ce sont à la fois les gens qui utilisent le projet, échangent des idées ou des solutions autour. Si vous êtes l’unique entreprise ayant des développeurs sur le projet, sans contribution externe, typiquement, ce n’est pas viable », assure Zeev Suraski. Cela peut fonctionner au stade initial, à l’amorçage du projet, mais ce sera très difficile, pas impossible, modère-t-il, mais très difficile de soutenir le projet et de maintenir l’intérêt. « En fin de compte, avoir des contributions externes est nécessaire, mais c’est aussi un bon indicateur sur la croissance de la communauté », a souligné Zeev Suraski.
Si l’on considère l’écosystème PHP, on le retrouve partout dans le monde, rappelle celui qui en est aussi co-architecte. « La plupart des gens qui développent du code aujourd’hui sur PHP ne sont pas des employés de Zend et un grand nombre d’entre eux ne sont salariés d’aucune entreprise, ils contribuent parce qu’ils aiment le faire ». C’est ainsi que se développe le langage PHP lui-même. « Mais au-dessus, il y a des personnes qui écrivent la documentation, qui écrivent les tests, qui utilisent PHP et échangent des idées, du code source, Symfony, Oro et Magento et autres projets open source, et jusqu’à Hadoop et ces énormes écosystèmes, c’est l’une des clés qui font que PHP continue à être populaire et à croître », rappelle Zeev Suraski. « Nombreux sont ceux qui aujourd’hui ne choisissent pas PHP en tant que langage, mais parce qu’ils ont choisi un projet qui met en oeuvre PHP et c’est ce qui les amène à s’immerger dans le langage en second choix ».
La communauté au risque du fork
Pour autant, il n’est pas toujours facile de travailler avec une communauté répartie à travers le monde et qui imbrique différentes cultures et langues, divers parti-pris et des buts distincts, admet de son côté Fabien Potencier, fondateur du projet Symfony (framework de développement PHP) et CEO de Blackfire.io et SensioLabs. Evoquant le rôle de gourou que certains peuvent jouer au sein d’une communauté - et même s’il récuse d'en être un pour Symfony - il rappelle qu’à un moment donné, quelqu’un doit prendre des décisions. « il faut que quelqu’un puisse dire oui ou non et décider de la direction qui sera prise pour le projet et de celles vers lesquelles on n'ira pas », rappelle-t-il. Et si certains veulent aller dans une autre direction et créer un fork, libres à eux. « Le problème n’est pas de créer un fork sur le code, c’est facile, il y a un bouton sur GitHub pour le faire », a rappelé Fabien Potencier. Il est en revanche beaucoup plus difficile d’opérer cette séparation dans la communauté et si le fork rencontre l'adhésion, l'écosystème en sera fortement perturbée, expose-t-il en n’ayant guère en mémoire qu’un seul fork réussi dans l’industrie PHP, celui du CMS Joomla, dérivé de Mambo.
« Travailler avec une communauté est très difficile, mais c’est la clé du succès pour un projet et il ne s’agit pas seulement des utilisateurs, mais des contributeurs. Signaler un bug est important, écrire un billet de blog l’est aussi, et tout ce que vous pouvez faire pour parler du projet et de la marque, parce que lorsqu’on parle d’un projet, on parle aussi d’une marque, Magento, Drupal ou Symfony et les marques ne sont pas open source », a-t-il pointé. Il peut y avoir un fork mais on ne peut pas les utiliser pour un nouveau projet.
Le bon équilibre entre makers et takers
Comment trouver le bon équilibre entre ceux qui apportent au projet et ceux qui en tirent parti, entre les makers et les takers, a interrogé Grégory Bécue, directeur général de Smile, en se tournant cette fois vers Yoav Kurtner, ex-CTO de Magento, CEO d’Oro et co-fondateur d’Akeneopim. Le cas de Magento, plateforme de e-commerce rachetée par Adobe, est différent. « Contrairement à d’autres projets, nous étions une entreprise commerciale. Nous étions responsable d’un produit, nous avons investi des millions de dollars pour le développer et nous avons plutôt utilisé l’open source comme une stratégie marketing pour le distribuer », a-t-il d’abord exposé. « Très tôt, nous avons appris que la contribution ne fonctionnait pas dans un environnement commercial, en revanche, nous avons utilisé l’open source pour créer un écosystème pour faire connaitre le produit et le diffuser au niveau mondial ».
Yoav Kurtner, CEO d’Oro, ex-CTO de Magento et co-fondateur d’Akeneopim. (Crédit : POSS)
Concernant les tentatives de forks, la riposte de Magento consistait à prendre de vitesse le projet dérivé. « A chaque fois que quelqu’un tentait un fork, nous essayions d’aller plus vite et d’incorporer leur travail dans le nôtre. Soutenus par une entreprise commerciale, nous pouvions investir et doubler les forks, de fait que ceux-ci étaient déjà presque obsolètes au moment où ils livraient quelque chose ».
Amandine Le Pape, COO de New Vector, a vu de son côté des produits se bâtir sur le réseau Matrix, en intégrant le code du projet dans des solutions propriétaires sans jamais apporter de contribution en retour. « C’est un peu décevant de voir que nous investissons beaucoup et qu’ils ne nous aident pas à améliorer les choses. D’un autre côté, je suis d’accord que l’on peut aller beaucoup plus vite qu’eux en ayant le contrôle complet sur le projet ». Elle constate aussi que certains versent dans l’open source simplement pour disposer du label sur leur projet et du caractère différentiateur que leur apporte une communauté tout en développant en fait un logiciel fermé. Ouvrir son code conduit à l’exposer aux regards et force à réaliser des développements de belle facture et respectés. « Si vous avez une communauté, c’est une validation, cela prouve que votre logiciel est bon, cela nous aide à faire les choses avec sérieux, tout autant sur les aspects marketing et marque », insiste Amandine Le Pape. « On parle de vous, vous êtes plus visibles et on va vouloir bâtir des produits au-dessus de votre logiciel ». Ensuite, avoir une importante communauté de développeurs pourra aussi amener à devoir restreindre l’accès au code et les soumissions sur le core projet à l’équipe principale en continuant à laisser les autres construire autour.
Quel modèle économique : double licence, SaaS...
Quel sont les modèles économiques qui permettent à une société basée sur un projet open source de se développer de façon viable, a soumis Grégory Bécue, en rappelant les cinq principaux modèles : le support, l’hébergement, les licences restrictives, l’open core ou la licence hybride. « Cela dépend de ce que vous voulez faire. Pour notre part, nous voulions construire un écosystème ouvert permettant à chacun de construire des entreprises en s’appuyant dessus », a indiqué Amandine Le Pape. « Donc, notre objectif, c’est vraiment de créer une activité SaaS ». New Vector gère de façon managée les serveurs de messagerie Matrix. L’intérêt manifesté pour la solution par les grandes entreprises et les gouvernements, dont l’Etat français, pour communiquer en interne de façon sécurisée, a amené New Vector vers le consulting et les services professionnels pour aider ces utilisateurs à déployer la technologie. « Nous avons donc un double modèle économique, d’un côté, du conseil et des services et de l’autre, de l’hébergement, et en termes de licence, donc, une licence très permissive pour que les gens bâtissent au-dessus du projet », a résumé Amandine Le Pape.
Pour Magento, la question du modèle économique a été en quelque sorte résolue par l’un de ses grands clients qui a insisté pour payer la licence à un moment où seul le support était payant, a relaté de son côté Yoav Kurtner. « Une partie de notre écosystème étant constitué d’hébergeurs, spécialisés dans l’hébergement de PHP et du framework Zend, nous ne pouvions pas les concurrencer nous-mêmes avec de l’hébergement. Nous avons donc opté pour une licence double et curieusement, c’est venu de l’un de nos gros clients, Xerox, qui nous a demandé combien coûtait notre licence. Nous avons fixé un prix, ça a fonctionné. Et c’est vraiment le modèle qui nous a permis de passer à l’échelle. Le reste ne nous le permettait pas », a exposé Yoav Kurtner en ajoutant que tout dépend en fait du type d’entreprise que l’on veut construire. « Les entreprises qui étaient intéressées par notre logiciel voulaient le payer, avoir des garanties sur le produit à travers différentes licences au-dessus de la solution open source. C’est ce qui a changé complètement la structure de notre société et nous a fait passer de fournisseur de services à éditeur de logiciels ».
Le support : peut-être le pire des modèles
Pour Zend, le modèle choisi est plutôt le core model. « C’est celui qui s’en rapproche le plus », estime Zeev Suraski. « Nous vendons des add-on propriétaires au-dessus de PHP, qui est un projet en propre, avec de nombreuses contributions extérieures à Zend ». C’est, selon lui, l’un des modèles les plus difficile à monétiser. (Màj) En considérant le marché et les entreprises qui réussissent, le co-fondateur de Zend évalue que, en tant qu’hébergeur et fournisseur de services autour de l’open source, Amazon est probablement celui qui génère le plus d’argent alors qu’il ne contribue pas à l’open source. En fournissant des services et de l’hébergement s’appuyant sur des technologies open source, il réalise virtuellement des milliards de dollars, soulève Zeev Suraski. C’est un modèle assez commun, une approche que d’autres, pas aussi gros qu’Amazon, adoptent aussi, fait-il remarquer.
Au démarrage d’un projet, le co-architecte de PHP conseillerait la double licence mais considère que c’est un peu le problème de la poule et de l’oeuf parce que ce qu’il faut avant tout pour avoir un projet ouvert, c’est un projet qui rencontre le succès. Si on monétise dès le départ avant même d’avoir un projet ayant rencontré le succès, c’est difficile.
De gauche à droite, Fabien Potencier, fondateur du projet Symfony, Amandine Le Pape, co-fondatrice de la fondation matrix.org, Zeev Suraski, co-fondateur de Zend et co-architecte de PHP, Yoav Kurtner, CEO d’Oro, ex-CTO de Magento, et Grégory Bécue, DG de Smile. (Crédit : POSS)
Il est sans doute plus complexe de gagner de l’argent avec un framework open source qu’avec un logiciel de e-commerce. En tout état de cause, si Fabien Potencier, fondateur de Symfony, dit ne pas savoir quel est le meilleur business model, il peut en revanche désigner le pire : le support. « N’allez jamais dans cette direction, ça ne marche pas », affirme-t-il. « Si vous demandez, on vous affirme que l’on veut du support mais personne ne veut payer avant d’en avoir besoin ». C’est en outre un modèle qui ne passe pas à l’échelle, poursuit-il. Or c’est bien cela qu’il faut. « Un logiciel open source peut être utilisé par des millions de personnes à travers le monde, il faut donc un modèle qui puisse fonctionner partout dans le monde, comme le SaaS qui est bien adapté lorsqu’il est possible. »
Plus l'écosystème est grand, plus il pourra générer de l'argent
« Je suis d’accord pour dire qu’il n’est pas nécessaire de penser business model si l’on n’a pas de communauté, mais il est très difficile d’ajouter un modèle au-dessus de quelque chose », ajoute encore Fabien Potencier. Lorsque nous avons démarré Symfony, nous n’avons pas envisagé de business model et nous proposions des services autour des projets. « A un moment, nous avons réalisé que nous investissions des millions d’euros dans le logiciel et que nous avions besoin de trouver un moyen de le monétiser ». C’est très difficile alors de dire à la communauté que ce qui lui a été donné gratuitement pendant des années va devoir être monnayé. « Mais la réalité, c’est que ce n’est pas gratuit », réajuste le fondateur de Symfony. « Les gens qui travaillent sur le logiciel ou sur le projet open source, même s’ils développent pendant leur temps libre, ne font rien d’autre alors. Le temps, c’est de l’argent, à un moment donné, il faut trouver un moyen de monétiser son logiciel open source ».
Quel conseil alors à dispenser à une nouvelle entreprise basée sur l’open source. Invitée à conclure, Amandine Le Pape invite à « trouver des personnes qui comprennent la mission, qui vous aident à bâtir quelque chose de grand et utiliser l’open source parce que c’est ainsi que vous prendrez de l’ampleur, à la fois les employés et les investisseurs. Il faut parvenir à faire comprendre aux investisseurs que plus l’écosystème sera grand, plus il sera possible de générer de l’argent. Alors que si vous verrouillez tout dans un cadre propriétaire, vous serez limité dans ce que vous ferez. C’est sans doute la chose la plus importante », a conclu la COO de New Vector.