Que se passe-t-il dans les services informatiques du ministère de la Défense ? Deux dysfonctionnements nourrissent en ce moment les polémiques tant dans la presse (comme dans Le Canard Enchaîné la semaine dernière) que sur les réseaux sociaux. D'un côté, le projet Louvois continue de déraper au point désormais d'être devenu un véritable problème politique pour le ministre Jean-Yves Le Drian ; de l'autre, le contrat open bar avec Microsoft est des plus curieux.
7 audits en cours sur la paye boguéeÂ
Le Logiciel Unique à Vocation Interarmée de la Solde (Louvois) défraie la chronique depuis des mois. CIO s'en faisait déjà l'écho en décembre 2012 lorsque le ministre de la Défense n'avait pas eu d'autre choix que de débloquer un fond d'urgence de 30 millions d'euros pour secourir les militaires ne touchant pas leur paye. Face aux questions, le ministère de la Défense reconnaît par écrit : « des anomalies ont été constatées dans le règlement des soldes des militaires avec le système Louvois. Le ministre de la Défense a commandé sept audits menés par des organismes internes ou externes pour bénéficier d'une vue d'ensemble sur la complexité de la problématique Louvois, cartographier toutes les difficultés présentes et repérer les éventuels défauts structurels en cause. » En attendant les résultats de ces audits, le ministère se refuse à anticiper les mesures qui pourraient être prises.
Le Canard Enchainé, la semaine dernière, laissait entendre qu'un abandon pur et simple de Louvois pouvait être envisagé devant l'accumulation de problèmes. Pour le ministère, cette hypothèse n'est pas encore à l'ordre du jour. Il n'est pour l'heure question que de « fiabilisation réelle du système » dans le cadre d'un plan d'action décidé en octobre 2012. Ce plan concerne autant le recueil des données que le traitement de celles-ci par Louvois.
L'intégrateur de Louvois, la SSII Stéria, se refuse à tout commentaire en lieu et place ou du moins avant son client. D'autant que le ministère de la Défense n'est pas n'importe quel client.
Open bar chez Microsoft sans mise en concurrence
Pourtant, le ministère de la Défense sait être un client des plus conciliants, quitte à tordre l'esprit de la réglementation des marchés publics au bénéfice d'un éditeur de logiciels américain. La lettre du Code des Marchés Publics semble a priori respectée même si la procédure choisie est étonnante. Un accord cadre a en effet été négocié en 2009 entre le ministère de la Défense et l'éditeur Microsoft. De type « software assurance », cet accord est une location-maintenance de logiciels déterminés avec option d'achat. Négocié sur une quantité anticipée de licences, l'accord implique une régularisation en fin de période en fonction de la quantité effectivement consommée si celle-ci dépasse le plafond fixé initialement. Il ne semble pas y avoir de possibilité de ristourne en cas de consommation inférieure à la prévision.
Cet accord cadre est actuellement en cours de reconduction, entraînant l'ire de l'APRIL, association de promotion et défense du logiciel libre. Face aux questions, le ministère de la Défense reconnaît, toujours par écrit : « l'attestation d'exclusivité fournie [en 2009] par Microsoft a montré que cette société est la seule habilitée à fournir les prestations demandées, dans le cadre d'une offre globale et intégrée. Le contrat a donc été passé selon la procédure de marché négocié sans publicité préalable ni mise en concurrence. (...) Après avoir vérifié que les conditions d'exclusivité de la société Microsoft étaient toujours réunies, la Direction des Affaires Juridiques [du ministère de la Défense] a estimé qu'[il] était fondé à engager de nouveau la passation d'un marché négocié sans publicité ni mise en concurrence.  »
Qui des bonnes pratiques en matière d'achats
Autrement dit : un marché global a été passé pour couvrir un ensemble de fonctionnalités qui n'ont pas de réelle dépendance entre elles et qui pourraient être de ce fait séparées en plusieurs lots. En pratique, aucun éditeur concurrent n'a exactement la même gamme que Microsoft. Certains, par exemple, possèdent une bureautique de base mais pas de logiciel de communication ou l'inverse. Généraliser les accords globaux de la sorte empêcherait toute mise en concurrence car il n'existe que rarement deux fournisseurs ayant exactement la même gamme, en informatique comme ailleurs. Combien a coûté ce contrat ? Mystère. « Les négociations étant en cours, et pour des raisons de confidentialité industrielle, aucun élément chiffré ne peut être communiqué » explique le ministère. Frédéric Couchet, délégué général de l'April, s'emporte : « la réponse de la Défense est une "vaste fumisterie". On pourrait s'en amuser si le sujet n'était pas si grave. Espérons que cette pratique scandaleuse ne se propagera pas dans d'autres ministères ».
Un tel contrat va à l'encontre des bonnes pratiques en matière d'achats. Le Service des Achats de l'État (SAE), la « direction achats groupe » de l'Etat, agit afin de diffuser la bonne culture des achats dans les administrations centrales. Découper une prestation permet en effet de multiplier les mises en concurrence et donc de faire baisser les coûts.
Jean-Baptiste Hy, directeur du SAE, a fait savoir via son service de la communication que « le SAE est au courant de ce contrat mais l'opportunité et le pilotage de la reconduction sont  sous l'entière responsabilité du Ministère de la Défense ». De fait, le SAE n'a pas l'autorité pour bloquer un tel contrat, surtout dans un ministère régalien traditionnellement très autonome comme le Ministère de la Défense. La position très neutre et extrêmement détachée du directeur du SAE est liée au rapport de force existant au sein des administrations centrales.
Jeanne Tadeusz, responsable affaires publiques de l'APRIL, s'interroge encore : « L'usage de procédures dérogatoires, incluant l'absence de publicité et de toute mise en concurrence interpellent pour un marché d'une aussi grande ampleur. On peut s'interroger sur la légalité du choix d'une telle procédure, ou du moins sur la pertinence des règles strictes des marchés publics, si elles sont si facilement contournables ».
[[page]]
Pourquoi le ministère de la Défense a-t-il malgré tout fait un tel choix ? Certes, il arrive que des acheteurs publics peu informés considèrent qu'il n'existe que Microsoft comme éditeur de certains types de logiciels. Une telle mauvaise pratique se limite en général à de petites collectivités locales et à la bureautique au sens strict, un domaine où la concurrence est globalement limitée à Microsoft Office, Corel Office (ex-WordPerfect) et les logiciels libres Open Office et Libre Office. Ces deux derniers logiciels libres (à licences gratuites, donc) sont deux variantes ("forks") de l'ancien logiciel allemand Star Office, maintenus chacun par de nombreux prestataires et une grande communauté, avec le soutien appuyé de grands acteurs comme Google ou IBM. Tous ces logiciels sont, en outre, parfaitement compatibles entre eux en utilisant des formats reconnus par l'ISO.
L'étendue du contrat entre Microsoft et le ministère de la Défense en termes de nombre et de nature de logiciels étant inconnue, il est dès lors difficile de mentionner les concurrents possibles aux solutions retenues. Le ministère de la Défense indique que le choix de Microsoft « répond à des contraintes opérationnelles et d'interopérabilité avec nos alliés ainsi que de rationalisation et de transformation des systèmes d'information du ministère de la Défense. » La France est en effet membre de l'OTAN, organisation dominée par les Etats-Unis, pays de Microsoft.
Circulez, il n'y a rien à voir
Il semble nécessaire de s'inquiéter du coût d'un tel contrat à l'heure où le déficit public de la France est tel que la moindre économie est recherchée. Le ministère considère pourtant que tout va pour le mieux.  « Le retour d'expérience du premier contrat et les tendances actuelles montrent que la stratégie adoptée par le ministère de la Défense devrait permettre d'obtenir le meilleur vecteur contractuel possible » affirme-t-il.
Il importe visiblement peu au ministère de la Défense que la mise en concurrence soit une telle évidence que les Enarques sont formés à accompagner la migration vers OpenOffice depuis 2008 et que les Journaux Officiels ont basculé sous OpenOffice depuis 2008 également, pour prendre des exemples parmi toutes les migrations effectuées au sein des administrations centrales. Sans parler des gendarmes eux-mêmes, des militaires aujourd'hui rattachés au ministère de l'Intérieur, qui ont basculé vers des solutions concurrentes de celles de Microsoft.
Ministère de la Défense : les polémiques informatiques perdurent
Le Ministère de la Défense a une informatique doublement stigmatisée. Bogues à répétitions sur le logiciel de paye Louvois et contrat avec Microsoft alimentent les polémiques.