L’informatique quantique, vue comme un marché clé en matière de souveraineté technologique, figure au plan de relance du gouvernement français présenté en septembre, au même titre que le cloud, la cybersécurité, les edtech et la santé numérique. Début 2020, l’importance du sujet a été pointée par le rapport Forteza qui montrait la nécessité d’agir vite pour reprendre la main sur ces technologies, avec un plan de développement à l’instar d’autres pays. Le rapport proposait notamment de créer à Paris, Saclay et Grenoble, trois hubs quantiques rassemblant des chercheurs en physique quantique, en informatique théorique et appliquée, des ingénieurs, des industriels des filières technologiques et des utilisateurs.
La physicienne Maud Vinet, responsable du programme matériel quantique, au CEA-Leti de Grenoble, est l’une des scientifiques engagées sur ces sujets. Cet automne, elle est notamment intervenue sur Big Data Paris 2020 sur le thème : « Comment se préparer pour le quantum computing ? ». Avant de prendre la direction des activités transistors avancés et du quantique au CEA pour y mettre en valeur ses travaux en physique, la chercheuse avait passé 4 ans aux Etats-Unis chez IBM, où elle a travaillé avec ST Microelectronics dans un rôle de transfert à l’industrie. « Ce que permet le quantique, avec son parallélisme intrinsèque, c’est de traiter de manière potentiellement exponentielle des problèmes que l’on ne savait pas résoudre et de se retrouver alors avec des temps de calcul humainement raisonnables, pour des problèmes de cette taille », a-t-elle expliqué à Paris en septembre dernier.
De la physique quantique au calcul quantique
En préalable à son exposé, Maud Vinet est revenue sur les fondamentaux de la mécanique quantique qui a postulé au début du 20ème siècle la dualité onde/particule. Ce sont les bases utilisées dans la physique du semi-conducteur et qui ont amené la révolution digitale, a-t-elle rappelé, avec la technologie permettant de la mettre en oeuvre, telle que la réalisation prédictrice de Gordon Moore, ou la loi de physique de Robert Dennard sur la réduction de la taille des transistors. Mais on se retrouve désormais à la limite de la loi de Moore tant pour des raisons physiques et technologiques qu’économiques. « Deux exemples : aujourd’hui, on n’arrive plus à faire communiquer l’unité de calcul et la mémoire de manière suffisamment rapide, et de l’autre côté, on a des consommations énergétiques qui explosent, il faut que l’on revisite nos paradigmes », a indiqué Maud Vinet. « Nous arrivons donc à un moment où l’industrie du semi-conducteur, qui est la base du calcul, est en petite crise existentielle. En parallèle, il y a cette physique quantique et nous avons avancé sur notre maîtrise de la matière, désormais, nous arrivons à avoir un contrôle au niveau de l’objet individuel et allons ainsi pouvoir bénéficier des propriétés quantiques à l’échelle individuelle. Deux d’entre elles nous intéressent pour le calcul quantique : la superposition et l’intrication ».
La superposition dit que le bit (0 ou 1), l’unité de calcul, peut être avec une certaine probabilité dans les deux états à la fois : 0 et 1. L’intrication postule que deux sous-objets d’un même ensemble peuvent être considérés comme un seul ensemble avec un lien très fort entre eux. « Cela va donner la 2ème révolution quantique, c’est, potentiellement, des calculateurs qui vont aller plus vite, des communications plus sécurisées et des capteurs plus sensibles », expose Maud Vinet.
Pas de consensus dans la communauté
Les capacités de traitement hautement parallèles du calcul quantique peuvent résoudre différentes classes de problèmes. « Avec l’équation de Navier Stockes qui régit tous les problèmes d’écoulement, peut-on par exemple optimiser la forme des avions pour avoir un meilleur écoulement », évoque la physicienne en ajoutant qu’un groupe aéronautique comme Airbus se pose la question. Le quantique permettra aussi la recherche sur les données, le calcul sur les propriétés quantiques et sur les molécules qui aura un impact fort dans l’industrie pharmaceutique. Il peut aussi y avoir un impact sur l’énergie. « Lorsque l’on va arriver à imaginer des supra-conducteurs à température ambiante, on transportera l’énergie sans perte », pointe Maud Vinet en évoquant aussi des applications d’optimisation potentiellement à plus court terme.
La responsable de programme au CEA Leti tient au passage à rappeler qu’il n’existe pas de consensus dans la communauté d’où son utilisation régulière du conditionnel dans la présentation de son exposé. « C’est un vrai domaine de la recherche et c’est un domaine qui avance vite », pose-t-elle néanmoins. Mais pour pouvoir résoudre des problèmes commençant à être compétitifs par rapport aux calculateurs classiques « il faut a minima des milliers de Qubits ». On en est loin. A titre d’exemple, 53 Qubits fin 2019 annoncé par Google quand ce dernier prévoyait encore 72 Qubits en 2018. Sur le matériel, il y a différents systèmes, les uns avec des supraconducteurs et la continuité de la loi de Moore pour regarder si le silicium est capable de prendre le relai. D’autres systèmes en laboratoire portent sur les ions piégés qui utilisent la lumière pour construire un ordinateur quantique. « Nous n’en sommes vraiment qu’au début, ce que fait la communauté, c’est définir et évaluer les figures de mérite qui vont nous permettre de nous projeter pour être capable d’évaluer les paris que l’on est en train de faire ». En plus du nombre de Qubits, cela signifie regarder la dimension, la vitesse d’exécution de ces Qubits, la qualité, la température de fonctionnement, la maturité de la plateforme technologique sur laquelle on se repose. « Tout cela va nous permettre de faire des projections ». Or, rappelle la scientifique, le chercheur travaille par définition sur le système qu’il juge le plus intéressant : le sien. Il ne faut donc pas hésiter à s’informer auprès de plusieurs groupes de recherche, conseille la chercheuse.
Des centres pluridisciplinaires se structurent
« L’ordinateur quantique était une histoire de physicien, cela devient désormais une histoire de communauté ». Avec la crise de la micro-électronique qui ouvre aux nouveaux paradigmes, le calcul quantique est de plus en plus crédible pour apporter des réponses, d’où l’arrivée des ingénieurs et la certitude que l’on va avancer, indique Maud Vinet. Sur la partie logicielle, nombre de start-ups et de grandes entreprises tablent sur l’hypothèse que les chercheurs vont réussir à construire un ordinateur quantique. Certaines développent des logiciels métiers, d’autres des outils pour aider à programmer. Au niveau mondial, les acteurs s’organisent et il existe des initiatives nationales un peu partout car l’ordinateur quantique pose effectivement des questions de souveraineté numérique. En particulier, il n’est pas sûr que ces machines si puissantes soient accessibles à tout le monde, souligne Maud Vinet en rappelant par ailleurs l’inquiétude qui s’était manifestée autour de l’algorithme de Shor qui serait capable de casser les clés de cryptographie utilisées aujourd’hui. « Ce qui donne un tout nouveau champ de recherche : la cryptographie post-quantique ». Les Etats s’en sont emparés car c’est un risque qu’on ne peut pas se permettre de négliger, confirme la scientifique.
Il existe des plans quantiques aux Etats-Unis, en Europe, en Chine… « Il faut aujourd’hui des millions, peut-être des milliards pour développer ces ordinateurs quantiques ». Or, les seules entreprises qui peuvent se permettre une telle R&D sont les Gafam, constate Mme Vinet. « Il y a par ailleurs de nouveaux entrants dans la chaîne de valeur où tout n’est pas couvert. La rupture est tellement grande et le problème si complexe qu’il s’opère de plus en plus de structuration de centres pluridisciplinaires ». Dans l’écosystème de start-ups, les levées de fonds les plus importantes se situent à une centaine de millions de dollars. Les entreprises ont moins de dix ans.
Un potentiel de réussite en France
Pour construire un ordinateur quantique, il faut plusieurs couches comme dans un ordinateur classique. « En France, nous avons des acteurs le long de la chaîne de valeur, aussi bien au niveau industriel qu’au niveau de la recherche, c’est assez exceptionnel, nous avons donc vraiment un potentiel de réussite », estime Maud Vinet. Parmi les atouts différentiants, elle pointe le CEA Leti qui a de la recherche technologique à l’état de l’art. Elle évoque cette équipe pluridisplinaire à Grenoble qui a uni ses forces individuelles pour relever le pari de construire une roadmap d’ordinateur quantique à base de silicium. « Ce qu’il faut faire, c’est financer la recherche, assumer le financement des risques industriels parce qu’aujourd’hui les incertitudes sont grandes », reconnaît-elle. « Il faut soutenir l’innovation, animer les écosystèmes et pousser la formation. Aujourd’hui, il n’y a pas d’ingénieur quantique en France ».
Les entreprises peuvent contribuer en signalant leurs limites
Pour se préparer au quantique, il faut donc commencer par s’éduquer. « Cela signifie aussi faire de l’acculturation, être capable d’écouter différents discours, il y a de nombreux dissensus, il y a certains consensus, il faut pouvoir vous faire votre avis pour ne pas être dans le quantum hype », souligne la physicienne. Il faut suivre les signaux faibles, la vitesse d’avancement, les changements de contexte. Pour les entreprises, cela signifie aussi d’évaluer comment cela peut impacter leurs business models et à quelle échéance. Il ne faut pas attendre sans rien faire que la communauté progresse et amène la recette toute faite de l’ordinateur quantique parce que ce qui risque d’arriver dans ce cas, c’est que les Gafam l’emportent ou la Chine, plus puissants, alerte Maud Vinet. « En France, nous avons la chance d’avoir tous les acteurs », réitère-t-elle.
Pour faire avancer les choses, les entreprises potentiellement intéressées par les avancées du quantique pour leurs propres applications peuvent regarder quels sont les problèmes sur lesquels elles sont actuellement limitées dans leurs calculs. « Votre limitation aujourd’hui peut aider l’écosystème, on peut trouver des thèses, échanger sur des spécifications, mettre en place des actions bilatérales », invite Maud Vinet en pointant vers les actions menées sur le quantique à Grenoble, à l’Université Paris Saclay, le Paris Centre for Quantum Computing, Le Lab Quantique. « N’hésitez pas à prendre contact avec nos systèmes, vous pouvez d’ores et déjà aider, même si on est encore loin ».