Les machines à voter n'ont pas de base légale, selon les juristes
Un million et demi d'électeurs choisiront le prochain président en utilisant une machine électronique. Or, elles renferment un logiciel postérieur aux arrêtés du ministère de l'Intérieur agréant ces machines. De fait, elles sont illégales.
A moins d'une semaine du premier tour de l'élection présidentielle, la polémique enfle autour des machines à voter. La dernière salve vient d'être tirée par la plateforme citoyenne Betapolitique : la modification du logiciel embarqué dans les machines de vote implique qu'il faudrait considérer avoir affaire à de nouveaux instruments. Dès lors, ces machines ne rentreraient plus dans le cadre des arrêtés, signés en 2005, les agréant. Betapolitique se base sur des constatations simples menées sur des machines de test lors de démonstrations.
Les firmwares embarqués apparaissent comme ayant été créés le 11 janvier 2007, alors que les décrets validant l'usage des trois types de machines installées en France datent de 2005. « On n'est plus en présence de machines électro-mécaniques qui font des trous dans une feuille, mais d'ordinateurs de vote », remarque Nicolas Barcet, de Betapolitique. Dès lors, la modification du logiciel équivaut à utiliser une nouvelle machine : « des lignes de code anodines peuvent tout changer », poursuit-il.
« C'est comme si on change la version de Windows installée sur un ordinateur : on n'a plus le même ordinateur », résume l'avocat Jean-Baptiste Soufron.
Aucune possibilité de vérification
Roberto Di Cosmo, professeur d'informatique à l'Université Paris VII, va plus loin : « permettre de changer le logiciel, c'est permettre de tricher ». Si l'universitaire ne remet pas en cause la bonne foi de l'Etat et ne suspecte personne de vouloir utiliser les machines à voter à son avantage, il stigmatise l'approche dogmatique ayant conduit à l'implantation de ces appareils dans les bureaux de vote. Selon lui, tout découle d'une volonté de modernité : parce qu'il est de bon ton de paraître moderne, il faut introduire le vote électronique. Fût-ce au mépris des principes scientifiques les plus élémentaires : « en science, l'un des critères les plus importants est la vérifiabilité, ou la répétabilité, explique Roberto Di Cosmo. En ce qui concerne les ordinateurs de vote, on a bien fait des expériences de vote électronique et il a été attesté que tout s'est bien passé. Mais que signifie que « tout s'est bien passé » alors qu'on n'a pas le moyen de vérifier que les votes enregistrés correspondent bien aux choix faits par les électeurs. Le seul test effectivement réalisé est en réalité sociologique, il mesure le niveau de satisfaction des participants ».
[[page]]
Au-delà du problème posé par le firmware embarqué dans les machines, c'est toute la légitimité de la procédure d'homologation qui soulève de nombreuses questions. Pour qu'une machine soit agréée, elle doit être validée par un bureau d'expertise (Veritas ou Ceten Apave) au regard d'une liste de critères définie par le ministère de l'Intérieur. Or « la liste de critères est longue mais la sécurité informatique a été largement oubliée », souligne Pierre Muller, animateur du site ordinateurs-de-vote.org. Et ce dernier de donner un exemple édifiant : le critère 45 prévoit que les programmes doivent être stockés sous forme inaltérable, mais les machines iVotronic, d'ES&S, permettent une mise à jour du firmware. Le caractère inaltérable est donc inexistant. « Pourquoi un sujet aussi sensible que les ordinateurs de vote est délégué par l'Etat à des bureaux extérieurs », s'interroge Roberto Di Cosmo. C'est d'autant plus inexplicable que les rapports d'expertise ne sont pas publics.
Des recours recevables, sauf si de nouveaux arrêtés sont publiés
Les citoyens ne restent pas insensibles à ces arguments et ont déposé plusieurs recours devant la justice administrative. Dans cet esprit, le site Betapolitique met en ligne un formulaire de requête en référé liberté qu'il suffit de remplir, d'imprimer et de déposer dans son tribunal administratif. L'idée est de contester la décision des municipalités ayant autorisé l'utilisation des machines à voter. « Une cinquantaine de recours en référé liberté ont déjà été déposés pour la seule ville d'Issy-les-Moulineaux, précise Jean-Baptiste Soufron. Demain (le 18 avril, NDLR), un dépôt collectif aura lieu au tribunal administratif de Versailles ». Des recours dont le but est « de faire réagir et de créer de la jurisprudence », considère Jean-Baptiste Soufron. Mais, en plus, « qui ont de bonnes chances d'aboutir », selon Gilles Guglielmi, professeur de droit public à l'Université Paris 2. « Si les machines ne sont pas celles qui ont été agréées, c'est comme si elles ne sont pas agréées du tout », précise-t-il. Le ministère de l'Intérieur pourrait toutefois avoir pris la mesure du risque judiciaire en publiant discrètement, le 12 avril, un nouvel arrêté d'agrément pour la machine de la société Nedap, la plus fréquemment implantée en France. « Dès lors, on devrait voir d'autres agréments fleurir dans les prochains jours, estime Gilles Guglielmi. Cependant, personne ne peut dire que ces éventuels agréments correspondent aux logiciels installés dans les machines : elles sont scellées et la puce qui renferme le code est protégée par le secret industriel ; il est donc impossible de savoir ce qu'il y a dedans ».
Au-delà de la non conformité des machines aux arrêtés d'agrément, il reste un autre recours aux opposants. Alors que le code électoral prévoit, dans son article 57-1, que toute les machines fonctionnent sur deux clés uniques et différentes, « aucun modèle ne remplit cette obligation et tous permettent le dépouillement avec une seule clé », souligne Gilles Guglielmi.
Il ne s'agit pas, en soulignant les incongruités des ordinateurs de vote, de choisir le camp des technophobes mais plutôt de pointer du doigt « le passage d'un mécanisme de vote contrôlable par chaque individu quelque soit son niveau intellectuel ou social à un mécanisme opaque et invérifiable, même par des experts, comme l'explique Nicolas Barcet. Plus les citoyens entoureront cette démarche et plus on encouragera nos gouvernants à avoir une réflexion philosophique sur l'intérêt des machines ».
Le ministère de l'Intérieur n'a pas répondu aux demandes d'explication du mondeinformatique.fr.
Sur le même sujet :
-Issy troque ses urnes contre des machines à voter
-Le Conseil constitutionnel rappelle la conformité des machines à voter
-Des failles dans des machines à voter électroniques européennes
-Et consultez notre dossier spécial Présidentielles : les idées des candidats face à ceux qui font l'IT