Le philosophe du numérique Bernard Stiegler parlait d'Internet comme d'un pharmakon, à la fois poison et remède. Un concept qu'il convient aujourd'hui d'appliquer à l'IA et à son impact sur l'environnement, comme le montre un récent rapport du cabinet Forrester Research. Derrière un titre optimiste « Comment l'IA accélère la révolution du marché green », ce dernier pointe à la fois l'explosion de l'empreinte environnementale de l'IA avec l'arrivée de la GenAI, la focalisation sur des cas d'usage business alors que la technologie est aussi un outil idéal pour aider à freiner la dégradation de l'environnement, et la nécessité pour les organisations de prendre conscience de la situation et de mettre en oeuvre les moyens d'y remédier.
C'est l'exploitation des datacenters nécessaires à l'entrainement et à l'exploitation des modèles qui est en cause. « Votre stratégie en matière de cloud est désormais aussi votre stratégie en matière d'IA, rappelle le rapport. L'utilisation croissante par les employés ou les clients de capacités d'IA et de genAI basées sur le cloud génère des émissions de CO2 chez les hyperscalers et les fournisseurs de cloud ». On a pu constater les premiers effets de cette situation avec les rapports environnementaux alarmants de Microsoft, Google et plus récemment Meta. Ce dernier a consommé près de 15 millions de MWh en 2023, soit une hausse annuelle de 34%, et 3 881 000 mètres cube d'eau, en augmentation de 7% sur un an. Selon l'Agence internationale de l'énergie, « la demande globale d'électricité des datacenters, dopée par la croissance de l'IA, devrait doubler entre 2022 et 2026 au point d'égaler quasiment celle de l'Allemagne ».
Emissions GES, énergie, eau, matières premières, un lourd bilan
Mais l'empreinte environnementale ne se limite pas à la consommation énergétique et à l'empreinte carbone induite. Les datacenters de plus en plus massifs, indispensables à l'exécution des solutions d'IA, engloutissent en effet des quantités d'eau gigantesques pour leur refroidissement, et les matériels qu'ils utilisent exploitent des ressources rares ou complexes à recycler comme le lithium, le cuivre, le cobalt ou le nickel. Le rapport Forrester prévoit que, « d'ici à 2027, l'augmentation de la demande en IA pourrait entraîner le prélèvement de 4,2 à 6,6 milliards de m3 d'eau, soit près de la moitié de la consommation annuelle du Royaume-Uni ».
Si l'informatique a toujours eu un lourd impact sur l'environnement, l'explosion de l'IA générative change la donne. Plutôt pour le pire. Certaines villes dans le monde ont déjà préféré prioriser l'accès des habitants à l'eau et en priver les datacenters, dans des régions en fort stress hydriques comme l'Espagne, mais aussi à Londres lors des fortes chaleur de l'été 2023.
La GenAI, assistant au reporting RSE et CSRD
Reste que, comme l'informatique en général, comme Internet, l'IA se révèle un atout majeur pour étudier les phénomènes de dérèglement climatique et élaborer de potentielles solutions. Ce sont cependant plutôt le machine learning et le deep learning qui ont une telle capacité. Le premier, en particulier via la computervision, aide à « prédire les catastrophes environnementales (inondations, incendies, NDLR) et à mieux allouer les ressources ». Le second « optimise les supply chains et améliore les prédictions météorologiques. »
La GenAI est moins directement impliquée. Mais elle peut aider à vérifier les prédictions réalisées avec le machine learning en explorant les connaissances disponibles sur le sujet traité. C'est là que réside l'avantage le plus intéressant de la genAI en matière de sujets environnementaux : la collecte et la synthèse de documents de recherche, ou de relevés, sur certains phénomènes. Elle peut aussi servir à automatiser la récupération d'informations pour le reporting ESG, la taxonomie européenne ou la CSRD.
Une arme à double tranchant
Pourtant, aujourd'hui, ce ne sont pas ces usages qui sont privilégiés. Pour Stéphane Roder, Pdg fondateur d'AI Builders, cité dans le rapport de Forrester, « la réalité économique, c'est que l'IA se concentre sur l'optimisation des aspects business et financiers dans 99,9% des cas, et sur les questions environnementales, dans seulement 0,1% des cas ». Pire : comme le souligne Forrester, elle « sera une arme à double tranchant dans des industries comme le pétrole et le gaz. [...] La plateforme Corva AI trouve ainsi les meilleurs points de forage pétrolier aux États-Unis. Nabors Industries, Halliburton et Baker Hughes ajoutent l'IA à leurs solutions logicielles afin d'accroître la productivité et l'efficacité de l'ensemble de l'industrie pétrolière ». Les entreprises utiliseront ainsi l'IA pour extraire plus efficacement les énergies fossiles, ce qui pourrait « décourager les investissements dans les sources d'énergie alternatives ».
Comment, dès lors, résoudre le dilemme posé par ce nouveau pharmakon ? Forrester s'est interrogé sur la voie à suivre et propose quelques réponses. Pour commencer, il est possible d'opter pour des technologies plus sélectives et moins gourmandes, comme les SLM (Small language models) ou l'Edge AI, exécutée sur les smartphones ou des PC avec des puces neuronales plus économes. Des solutions que les entreprises doivent regarder de plus près.
Mais, au-delà des seuls choix technologiques, il est essentiel pour les organisations « d'expliquer et de former à l'impact environnemental de l'IA, précise Thomas Husson, vice-président et analyste principal chez Forrester Research. Et les entreprises doivent aussi prioriser les cas d'usage de l'IA et non essayer de tout régler avec elle. » Sur des activités importantes, comme la supply chain par exemple, la technologie peut aider à la fois à optimiser le business, à réduire les coûts et à diminuer l'empreinte environnementale du transport maritime ou routier, à optimiser l'approvisionnement en matière première, etc. Dans l'agriculture, elle peut aussi aider à réduire les coûts tout en diminuant l'exploitation des ressources naturelles.
Mesurer l'empreinte green de l'IA d'entreprise
« Mais pour prioriser les cas d'usage plus globalement, il faut mesurer », poursuit Thomas Husson. Une démarche qui peut s'avérer complexe avec des acteurs de l'IA rarement adeptes de la transparence, ne serait-ce que sur le fonctionnement de leurs modèles et de leurs algorithmes. « La mesure demande certes des ressources, mais des outils permettent déjà d'y arriver de façon standard, ajoute Thomas Husson. À défaut de mesure comptable, il existe des moyens d'estimer les volumes d'utilisateurs, par exemple. » Interrogé dans le rapport Forrester, Sylvain Duranton, global director de BCG X, l'entité de design de solutions numériques du cabinet de conseil, rappelle que « seuls 10% des entreprises mesureraient précisément leurs scopes 1, 2 et 3, mais celles qui utilisent de l'IA sont plus susceptibles de mesurer avec davantage de précisions leurs émissions de GES ». La boucle est (presque) bouclée.
Les DSI aussi au chevet de l'impact environnemental de l'IA
Poussée par la GenAI, l'IA fait exploser tous les baromètres green du cloud et des datacenters. Dans son dernier rapport sur le sujet, Forrester Research invite les entreprises à s'emparer du sujet, mesurer l'impact de l'IA, opter pour des SLM ou de l'Edge IA et à se montrer plus exigeantes sur les cas d'usage.