« L’intelligence artificielle, c’est l’affaire de tout le monde et de tous les sujets », a insisté ce matin le mathématicien et député Cédric Villani en ouverture du colloque IA for Humanity au Collège de France, retransmis en direct sur le web, au lendemain de la remise de son rapport sur l’intelligence artificielle. A ses côtés, Mounir Mahjoubi, secrétaire d’Etat chargé du numérique, a souligné que les efforts qui allaient être engagés devaient être coordonnées à l’échelle de l’Europe afin de pouvoir servir les 500 millions d'Européens. Il n’est que temps, « à bien des égards, la France et l’Europe peuvent déjà faire figure de colonies numériques » par rapport à la concurrence des Etats-Unis et de la Chine, à la pointe de ces technologies, rappelle d’emblée le rapport remis par Cédric Villani, en citant une synthèse de l’UE remontant déjà à 2013. Même si la France a contribué à fonder l’IA moderne, les chercheurs français continuent de quitter les laboratoires publics pour des entreprises étrangères. Or l’IA est « une des clés du pouvoir de demain dans un monde numérique », même si elle ne peut pas être réduite à des questions technologiques et scientifiques. Pour les rapporteurs, outre le renforcement de la recherche publique, l’Etat doit donner un cap au développement de l’IA en structurant la politique industrielle dans 4 secteurs prioritaires : la santé, l’écologie, les transports-mobilités et la défense-sécurité.
Première nécessité pour la France et l’Europe, il faut créer un écosystème européen de la donnée. La réutilisation des informations du secteur public va être bientôt révisée, ce doit être « l’occasion d’accélérer le mouvement d’ouverture des données publiques » et organiser au cas par cas l’accès à des données privées « pour des motifs d’intérêt général », expose le rapport. Il faut inciter les acteurs économiques à la mutualisation de données, créer un guichet unique d’information sur l’IA, faire levier sur la commande publique et initier une dynamique industrielle européenne de l’IA. Il faut aussi donner des moyens de calcul à la recherche, non seulement avec un supercalculateur [un de plus], mais surtout avec un PaaS - en cloud privé - dédié à l'IA, à accès forfaitaire (en temps de calcul et capacités de stockage) pour mener des expérimentations rapides avec des configurations matérielles et logicielles spécifiques telles qu'on peut les trouver chez des fournisseurs comme AWS ou Azure, note le rapport. L'ampleur requise par ce PaaS nécessitera de le développer au niveau européen avec un partenaire spécialisé évidemment européen. Par ailleurs, les entreprises et réseaux académiques engagés dans l’IA en France sont mal connus, il faut les rendre plus visibles pour éviter que l’on se tourne d’emblée vers les acteurs étrangers.
Doubler le salaire des jeunes chercheurs en début de carrière
Sur les salaires versés aux jeunes chercheurs, même s’il est « illusoire de penser rivaliser financièrement avec les offres des GAFAM », Cédric Villani préconise de doubler les salaires : « un point de départ minimal indispensable », estime-t-il, « sous peine de voir se tarir définitivement le flux de jeunes prêts à s’investir dans l’enseignement supérieur et la recherche académique ». Le rapport suggère aussi des incitations financières pour attirer les talents expatriés ou étrangers. La création d’instituts interdisciplinaires d’IA (3IA) est également évoquée pour attirer des partenaires privées, porteurs de solutions en IA fondamentalement nouvelles. Ces instituts pourront former les ingénieurs.
A plusieurs reprises, le rapport de Cédric Villani insiste sur la nécessité d’installer une coordination nationale et de créer des plateformes jouant une fonction d’intermédiaire dans l’accès aux informations, aux contenus et aux services, fournis par des tiers. « C’est un modèle de développement à l’efficacité redoutable, qui fait la force des géants chinois ou américains », pointe le rapport. « Une plateforme permet à des écosystèmes de se structurer autour des fonctionnalités qu’elle met à leur disposition », explique le rapport en indiquant qu’elles doivent permettre de concevoir et de déployer des produits ou services en lien avec tous ses utilisateurs, publics et privés, « dans une logique de création et de répartition de la valeur ». Le rapport rappelle dans ce domaine qu’il s’agit de la logique déployée sur les projets autour d’assistants personnels tels qu’Amazon Alexa et Google Home en mettant des ressources à disposition sur leur cloud, en installant des périphériques dans les foyers et en apportant l’infrastructure pour faire fonctionner l’ensemble.
Des bacs à sable pour innover sans lourdeur administrative
Par ailleurs, pour accélérer le développement de l’IA dans des secteurs prioritaires, la mission Villani estime qu’il faut offrir des terrains d’expérimentation en conditions réelles qu’elle désigne sous le terme de « bacs à sable d’innovation ». Il s’agit en fait d’alléger la lourdeur des contraintes réglementaires de ces parcours en les encadrant, par exemple en soumettant ces expérimentations à l’utilisation de chiffrement, de cloisonnement de bases de données, de contraintes sur les interconnexions et les collectes. La participation à ces bacs à sable devrait se faire sur demande des acteurs de l’innovation et l’instruction du dossier se faire sur 3 mois (silence valant acceptation). Les autorités de régulation comme la CNIL pourraient ainsi jouer leur rôle « tout en rendant les délais et les conditions compatibles avec l’innovation », estime le rapport.
Le document de 230 pages remis hier au Premier ministre par Cédric Villani, consacre également un chapitre à l’anticipation et à la maîtrise des impacts de ces technologies sur l’emploi. Il est proposé de créer un laboratoire public de la transformation du travail en ciblant les emplois à plus haut risque d’automatisation. Il est bien sûr question d’agir sur la formation initiale et continue, de former des compétences en IA à tous les niveaux et de renforcer l’éducation en mathématiques et informatique.
Ouvrir la boîte noire de l'IA
L’un des axes étudiés par le rapport porte sur la convergence qui peut être trouvée entre l’IA et la transition écologique et les moyens à mettre en place pour réduire la consommation d’énergie de l’IA, avec notamment des mesures de l’impact environnemental des solutions numériques. Il est question d’efficience énergétique chez les fournisseurs de cloud européens. Bien sûr, le sujet de l’éthique est abordé dans un 5ème chapitre. « Ouvrir la boîte noire » de l’IA apparaît indispensable, de même qu’être en capacité « d’expliquer les décisions des systèmes d’apprentissage », ce qui constitue un « véritable défi scientifique », reconnaît le rapport. Il préconise de développer l’audit des IA et leur évaluation citoyenne, de penser éthique dès la conception, en particulier en veillant à ce que les algorithmes n’installent pas ou ne reproduisent pas de discriminations sur le traitement des données et des individus.
Objectif : 40% d'étudiantes dans les filières numériques
Parmi les évolutions que veut impulser le rapport, l’augmentation notable de la place des femmes dans les formations et métiers du numérique est au programme, avec un objectif de 40% d’étudiantes dans ces filières. Le rapport se termine sur 5 focus sectoriels : sur l’utilisation de l’IA dans l’éducation (maîtrise des données d’apprentissage, mais aussi lutte contre le décrochage), la santé (mieux cibler les politiques de santé, assurer une veille des données et une plateforme adaptée aux usages), l’agriculture augmentée (préserver nos capacités stratégiques, développer robotique, capteurs et capacités d’exploitation des données…), le transport au niveau européen (mutualisation des données, autorisation des véhicules autonomes…) et la défense/sécurité. Dans ce dernier domaine, le rapport pointe la nécessité d’une IA régalienne et d’un environnement d’expérimentation. Aux Etats-Unis, le Pentagone a par exemple décidé de travailler avec le framework TensorFlow de Google pour analyser plus rapidement les vidéos enregistrées par ses drones.