Pour fil rouge de sa 52e assemblée générale, qui s'est tenue le 12 octobre 2022 au Pavillon Gabriel, le Cigref avait choisi un slogan invitant ses membres et partenaires à l'engagement : « Demain, le numérique que nous voulons ». Le réseau, qui rassemble plus de 150 grandes entreprises et administrations publiques françaises utilisatrices du numérique, entend bien mettre à profit sa capacité collective à réfléchir, mobiliser et alerter, afin de bâtir un numérique « durable, responsable et de confiance », comme l'a affirmé Jean-Claude Laroche, président du Cigref en ouverture.
Après une intervention du ministre délégué chargé de la Transition numérique et des télécommunications, Jean-Noël Barrot, qui s'est notamment engagé à poursuivre les efforts accomplis par l'État « pour transformer l'essai et faire en sorte que la France tienne son rang de grande nation numérique », plusieurs tables rondes successives ont abordé les défis, nombreux, qui se dressent devant les représentants du secteur, du côté des fournisseurs comme des utilisateurs. Trois représentants du collectif convergences numériques, né en juin 2021, sont d'abord venus partager quelques-uns des sujets sur lesquels travaillent les douze associations membres. Sarah-Diane Eck, vice-présidente de l'association France Digitale, a rappelé l'urgence de mettre en place des mesures pour pallier la pénurie de talents, « avec des objectifs clairs, chiffrés et les actions pour les atteindre. » Olivier Micheli, président de l'association France Datacenter, a souligné l'importance du cloud comme levier de transformation numérique. « Les entreprises doivent pouvoir s'appuyer sur les meilleures fonctionnalités qu'elles puissent choisir, aussi bien européennes que non européennes », mais cela suppose aussi de « maintenir un cloud compétitif en France et en Europe », alors même que la crise de l'énergie met en péril la compétitivité des acteurs français. Enfin, Véronique Torner, administratrice de Numeum, également chargée de l'initiative Planet Tech'Care, a présenté cette plateforme qui vise à fédérer tous les acteurs qui veulent travailler sur le numérique et l'environnement et compte aujourd'hui plus de 25 associations partenaires et plus de 700 signataires.
Être prêts en permanence pour la prochaine crise
Malika Mir, DSI du groupe Bel et administratrice du Cigref, et Alice Guehennec, CDIO du groupe Saur et vice-présidente du Cigref, ont ensuite évoqué certains des dix enjeux clés identifiés par le Cigref dans son rapport d'orientation stratégique 2022 « Futurs numériques : incertitudes et conséquences ». « Ce qui nous frappe, c'est le nombre de crises auxquelles nous devons faire face : le Covid, la guerre en Ukraine, l'inflation, l'énergie... Nous devons apprendre à être en permanence prêts pour la prochaine crise », a témoigné Alice Guehennec, tandis que Malika Mir a constaté que la réalité avait déjà rejoint la fiction, évoquant certains scénarios imaginés dans le précédent rapport d'orientation stratégique. Revenant sur l'enjeu environnemental, Alice Guehennec a rappelé que si le numérique était un véritable levier pour réduire l'empreinte environnementale des entreprises, le secteur devait maintenant s'occuper de sa propre empreinte environnementale. « Nous sommes garants des efforts sur ce sujet. Il nous faut mener nos projets de Green IT. » Le contexte géopolitique préoccupe également les membres du Cigref, comme l'a confié Malika Mir. « Nous sommes convaincus que la globalisation est plutôt dernière nous et que nous nous dirigeons plutôt vers un mode régionalisé ». Cette fragmentation a une incidence au niveau réglementaire, avec des normes et réglementations régionales, mais elle renforce également le besoin d'indépendance technologique et de souveraineté. Enfin, le numérique transforme également les comportements de la société. « Cela augmente le risque de fractures entre ceux qui arrivent à suivre ou pas, avec la création de phénomènes de rejet et de résistance. Nous devons prendre ces aspects en compte, afin de garantir l'accessibilité des services numériques au plus grand nombre », a affirmé Malika Mir.
De gauche à droite : Henri d'Agrain, délégué général du Cigref, Jean-Michel André, DSI du groupe Seb et vice-président du Cigref, Jean-Christophe Lalanne, DSI du groupe Air France KLM et vice-président du Cigref et Stéphane Rousseau, DSI d'Eiffage et vice-président du Cigref.
Cybersécurité, sobriété et talents, trois préoccupations majeures
Trois autres membres du conseil d'administration du Cigref ont succédé à Malika Mir et Alice Guehennec, pour parler de trois grands défis, auxquels nul direction du numérique n'échappe aujourd'hui : la sécurité, la sobriété et la question des talents. Stéphane Rousseau, DSI d'Eiffage et vice-président du Cigref, s'est penché sur le volet de la sécurité, « premier défi pour le numérique de demain », en dressant un constat partagé avec l'ANSSI : « Notre capacité à nous défendre ne croit pas aussi vite que celle des cybercriminels à nous attaquer. » Le Cigref préconise de travailler sur quatre axes : le renforcement des capacités des entreprises à affronter les crises, le renforcement des moyens de l'État pour lutter contre la cybercriminalité, la cyberdéfense étatique pour traiter les problématiques de cybercriminalité au niveau international et enfin la mise en oeuvre de normes au niveau du secteur lui-même, le Cigref soutenant notamment le projet de loi sur la cyberrésilience. « Il faut une approche écosystémique pour avoir un environnement numérique sécurisé », a insisté Stéphane Rousseau.
Jean-Michel André, DSI du groupe Seb et vice-président du Cigref, est revenu sur l'enjeu de sobriété numérique, dans le contexte actuel de crise de l'énergie. « Sur le court terme, il s'agit de parer à l'urgence. Mais la crise énergétique est aussi une bonne nouvelle, car elle va nous obliger à en sortir par le haut et à franchir des étapes supplémentaires sur la sobriété numérique », estime Jean-Michel André. « Une fois l'hiver passé, nous pourrons nous préoccuper du long terme », poursuit-il, pointant le besoin de mesurer l'empreinte carbone du numérique, mais aussi de s'attaquer à l'obsolescence matérielle et logicielle, alors que logiciels et matériels sont renouvelés « à un rythme effréné ».
Évoquant la pénurie de talents technologiques, Jean-Christophe Lalanne, DSI du groupe Air France KLM et vice-président du Cigref, a invité les entreprises et administrations à « choisir leurs combats » sur les métiers prioritaires, ainsi qu'à utiliser tous les leviers à leur disposition pour revaloriser ces métiers, depuis la réorientation et la formation en passant par le télétravail ou la création de filières et de récompenses pour les métiers d'experts IT. Jean-Christophe Lalanne s'est également montré très préoccupé par la perte de renom globale des formations scientifiques dans la société, déplorant que les prix Nobel de sciences ne soient pas célébrés au même niveau que les Nobel de littérature.
De gauche à droite : Henri d'Agrain, Ronald Verbeek, directeur de la CIO Platform Nederland, Claude Rapoport, président du Beltug et Frank Le Moal, DSI du groupe LVMH et administrateur du Cigref.
Une réflexion collective autour des réglementations européennes
Pour sa 52e assemblée, le Cigref avait également invité trois représentants de ses homologues allemands, belges et néerlandais, afin de parler des grandes réglementations européennes récentes ou en projet autour du numérique. Présent en visioconférence, Hans-Joachim Popp, président adjoint de Voice (German CIO) a présenté le projet de Cyber Resiliency Act. « Beaucoup de produits numériques ont de nombreuses failles. Le projet de loi sur la cyberrésilience a pour but de définir un ensemble de règles pour les fabricants qui conçoivent et construisent les produits numériques. Nous attendons beaucoup de cette régulation », a confié Hans-Joachim Popp. « Dans l'idéal, nous n'aurions pas besoin de produits de cybersécurité si les produits digitaux étaient sécurisés 'by design', avec de meilleurs mécanismes de mise à jour. Le but ultime, c'est d'avoir une sécurité by design sur tout le cycle de vie et d'usage des produits », a conclu le porte-parole de Voice.
Ronald Verbeek, directeur de la CIO Platform Nederland, s'est penché quant à lui sur la proposition d'IA Act. « Ce projet ne concerne pas seulement les big tech, tout le monde est concerné par cette régulation. Vous allez être responsable de ce que fait votre application, même si celle-ci intègre des composants tiers », a soulevé Ronald Verbeek. Pour lui et ses pairs, la responsabilité devrait plutôt être sur le fournisseur initial. « Ce projet soulève aussi la question non triviale de la définition de l'IA, qui pour le moment est trop large de notre point de vue. Nous avons besoin d'appuis pour démystifier ces sujets, montrer les bénéfices de l'IA en pratique », a-t-il insisté.
Enfin, Claude Rapoport, président du Beltug, a traité du Data Act, une proposition de loi adoptée en février 2022. « Nous souhaitions que les vendeurs ne créent pas de verrous technologiques. Dans trois ans, il ne pourra plus y avoir de charges pour des transferts de données, c'est une excellente nouvelle », s'est réjoui Claude Rapoport. Mais la partie la plus importante de la réglementation à son sens porte sur l'IoT et le partage de données. « La Commission européenne a frappé un grand coup avec l'obligation de mettre les données générées par les utilisateurs d'un produit accessibles à l'utilisateur. La finalité est de créer une économie des données équitable, en évitant les situations dans lesquelles un seul acteur, le fabricant, possède toutes les données. Cela ne laissait pas de place aux startups et nouveaux acteurs. Cependant, nous voyons une difficulté, l'équilibre entre le secret commercial et l'accès libre aux données », a confié le président du Beltug.
Cibler les actions RSE
En conclusion de cette soirée très riche, Jean-Claude Laroche est revenu sur plusieurs enjeux évoqués par les intervenants. Le président du Cigref a tout d'abord insisté sur l'empreinte environnementale du numérique, invitant à cibler les actions en tenant compte des ordres de grandeur, pour avoir un impact rapide et le plus important possible. « Quand un smartphone neuf arrive dans notre poche, ou un PC sur notre bureau, il a déjà produit plus de 70 % de son empreinte environnementale, sur l'ensemble de son cycle de vie. [...] C'est donc sur la fabrication du hardware, sur l'écoconception et la durée de vie des équipements physiques qu'il convient d'agir, en premier ordre de grandeur, si l'on veut avoir un impact réel. » Jean-Claude Laroche a également rappelé que le numérique était un levier pour conduire les transitions énergétiques et environnementales, et qu'il « fera, et fait déjà partie de la solution. »
Passant ensuite au sujet de la souveraineté numérique, Jean-Claude Laroche a précisé la position du Cigref, qui préfère parler de numérique de confiance, la souveraineté proprement dite étant un attribut de l'État. « Soyons clairs, le Cigref ne s'inscrit en aucune manière dans une stratégie d'éviction des fournisseurs américains du marché européen », a martelé le président du réseau. « Pour autant, si le marché européen du numérique doit rester ouvert, il ne doit pas l'être à n'importe quels vents », a-t-il poursuivi, relevant la nécessité de régulations pour articuler l'intérêt des entreprises avec les risques encourus à plus long terme par la perte d'autonomie sur les technologies numériques. « Bien entendu, une fois ce cadre posé, je souhaiterais réaffirmer que dans la compétition mondiale, le Cigref appelle ardemment de ses voeux l'émergence d'offres souveraines, françaises et européennes, capables de rivaliser avec celles des meilleurs acteurs extraeuropéens », a affirmé Jean-Claude Laroche.
La dimension décisive du numérique dans le monde de demain
Le président du Cigref est ensuite revenu sur le constat dressé un peu plus tôt par Jean-Christophe Lalanne. « La situation de la place des sciences dans l'enseignement secondaire est très grave [...] avec un recul sans précédent de la part des filles dans tous les enseignements scientifiques. » Invitant les membres du Cigref à se mobiliser pour relever le défi lancinant de la place des femmes dans les métiers du numérique, il a mis en garde contre le risque de laisser cette situation se dégrader au-delà du raisonnable. « Le numérique ne sera durable, responsable et de confiance que si, demain, les femmes sont pleinement associées à le bâtir », a affirmé Jean-Claude Laroche.
Enfin, Jean-Claude Laroche a évoqué l'inflation. Si celle-ci ne freine pas, pour le moment, les projets de transformation numérique de ses membres, le Cigref observe toutefois qu'elle tient une place essentielle dans l'élaboration des budgets et conduit à une priorisation renforcée des projets. « Le propre de l'inflation est l'incertitude qu'elle génère. [...] Si la crise devait s'aggraver, nous devrons sans doute nous engager, avec nos partenaires fournisseurs, dans une initiative de place afin de contenir les effets de l'inflation sur notre secteur d'activité et ses emplois », a confié le président du Cigref. Pour terminer ce tour d'horizon des défis à relever dans les mois et années qui viennent, Jean-Claude Laroche a rappelé que la dimension numérique était désormais décisive dans toutes les transformations et transitions à l'oeuvre à l'échelle de l'humanité. « Cette situation oblige notre écosystème dès aujourd'hui, elle l'obligera plus encore demain, et nous devons regarder cette réalité en face, l'analyser et la comprendre ensemble, la regarder pour ce qu'elle est, et non pour ce que nous voudrions qu'elle soit », a conclu Jean-Claude Laroche.