Depuis début juin 2021, le CEA Tech (direction de la recherche technologique du CEA) montre les premiers développements de trois jumeaux numériques logistiques dans le cadre de son projet Sonaris (solution d’optimisation numérique pour l’analyse et le redesign integré de la supply chain). Le laboratoire développe en effet depuis fin 2019 des démonstrateurs génériques de ces systèmes, adaptables à différents domaines du secteur. Les trois premiers jumeaux du CEA Tech modélisent l’activité portuaire, l’entreposage et la massification des flux de transport pour trois entreprises fictives. Pour reproduire des problématiques de terrain réalistes, le CEA collabore avec six partenaires du monde logistique : le prestataire Log’s, les Ports de Lille, le Grand Port maritime de Dunkerque, les industriels Nidaplast et Forest Style, et TGI maritime software, éditeur d’un terminal operating systems (TOS).
Portuaire, entreposage et massification des flux
Déjà répandu dans l’industrie, le jumeau numérique est une modélisation numérique d’installations ou de systèmes physiques de production destinée à tester différents scénarios d’organisation. Les entreprises s’en servent pour identifier les impacts avant de réaliser des changements coûteux et risqués sur les sites réels. Le jumeau numérique constitue par ailleurs un outil de collaboration pour toutes les équipes impliquées autour d’un même système et des mêmes données. La transposition de ces dispositifs à la logistique devrait apporter des réponses à moindre coût à sa complexité croissante.
En amont du développement proprement dit de jumeaux numériques, le CEA Tech a conceptualisé les systèmes logistiques pour aboutir à une fondation commune, de base. Objectif : l’adapter ensuite à différentes problématiques du secteur pour conceptualiser un entrepôt ou une plateforme multimodale par exemple. « Il n’est pas question de traiter les besoins spécifiques d’une entreprise, puis de recommencer à chaque fois à partir d’une page blanche, » insiste Boris Dartiguepeyrou, responsable technique du CEA Tech. Cette démarche est passée par la collecte d’informations de terrain auprès des six partenaires métier du projet et à la collaboration entre équipes multidisciplinaires du CEA.
Des données fictives générées à partir de l’activité des partenaires industriels
Pour Boris Dartiguepeyrou, dans ce cadre, la principale complexité n’est pas la manipulation des données, mais l’intégration de tous les critères volatiles qui évoluent rapidement et en permanence en logistique, comme les degrés d’urgence ou la satisfaction des clients. « Ces éléments sont compliqués à gérer de manière automatique, précise le responsable technique. Il est donc plus judicieux de s’intéresser à les modéliser et à les simuler, pour tester des solutions plutôt que de chercher à les automatiser. Nous sommes dans une approche d’élaboration de scénarios, de visions. » Toutes les données fournies sont traitées et l’opération s’apparente à de l’aide à la décision, mais il s’agit en réalité d’une exploration de solutions multicritères. Alors que la plupart des projets de recherche s’attèlent à collecter une data pertinente, Sonaris se concentre davantage sur le traitement.
Le CEA Tech génère ainsi de la data fictive à partir des éléments de terrain obtenus chez ses partenaires, et d’une collaboration avec le pôle d’excellence logistique et supply chain en Hauts-de-France Euralogistic. « Nous générons ces données fictives à partir de plus d’un an d’activité dans les trois domaines de jumeau numérique choisis pour le projet, précise Boris Dartiguepeyrou. Cela nous permet aussi d’engager la discussion avec les DSI pour l’intégration dans les systèmes d’information existants. Nos jumeaux numériques viennent en complément des WMS (warehouse management system), des TMS (transport management system) qui s’occupent de la gestion de l’activité. »
Ingénierie logicielle et interfaces utilisateurs adaptées aux métiers
Le projet Sonaris comprend deux catégories de travaux. Le développement logiciel proprement dit de modélisation et de simulation de l’activité réelle, mais aussi la conception d’interfaces d’utilisation du jumeau numérique pour les équipes. La démarche la plus complexe selon Boris Dartiguepeyrou. « La modélisation d’un entrepôt est très différente de celle du transport multimodal ou de la massification des flux, concède-t-il. Mais le point commun entre les trois, c’est l’univers métier : les objets traités, les modes de pensée, etc. Et finalement, l’objet de modélisation importe moins que les interfaces utilisateurs innovantes couplées à ces objets de modélisation qui permettront une appropriation aisée et naturelle par les métiers. »
« Toute la force du jumeau numérique, c’est que tout le monde travaille avec ce même outil, cette même copie numérique du système physique. Que l’on parle du PDG de l’entreprise, du DAF, d’un responsable de la production ou d’un cariste. » Pour répondre à cet enjeu d’usage, le CEA Tech teste des tables tactiles avec de grands écrans ou des interfaces plus classiques comme le duo clavier/écran. Mais il travaille aussi sur la notion d’objets tangibles. « Quand un de ces objets est posé sur la table tactile, il est reconnu en tant que tel, afin d’afficher une vue des données adaptée à un utilisateur spécifique, explique le responsable technique. Un DAF pourra par exemple utiliser un jeton « flux financier ». » Si tous les utilisateurs ont accès aux mêmes données, l’interface permet d’appliquer des filtres métier. Par ailleurs, alors que le clavier et la souris impliquent la prise de contrôle de la manipulation par une personne en particulier, les objets tangibles donnent à chacun la capacité d’exploiter le modèle avec son point de vue métier et permettent l’usage collaboratif recherché.
Tables tactiles, objets tangibles, retour haptique
« Nous sommes entourés dans nos travaux par d’autres laboratoires du CEA, en sciences cognitives par exemple, précise Boris Dartiguepeyrou. Et les entretiens avec les utilisateurs potentiels du jumeau numérique logistique montrent qu’ils ont besoin de voir, de toucher. » Des ingénieurs méthodes et logistiques étudient l’adhérence du système avec les modes habituels de résolution des métiers. « On ne peut pas donner une interface de trader à un opérateur de stocks », résume Boris Dartiguepeyrou. Le CEA Tech travaille ainsi également sur des dispositifs à retour haptique, comme une molette pour le menu par exemple. Pas encore de réalité augmentée ni de réalité virtuelle, en revanche. Pour le responsable technique, il faut être pragmatique. Et aujourd’hui, la manipulation du jumeau numérique passe encore souvent par un groupe de personnes autour d’une table tactile et des actions réalisées par un utilisateur au clavier derrière un PC sous Windows.
Donner aux PME et aux startups l’accès au jumeau numérique
Le projet Sonaris a une triple ambition. Faire en sorte que les partenaires impliqués dans le projet comprennent ce qu’un jumeau numérique peut apporter. Monter les briques technologiques et les interfaces développées par le CEA pour disposer d’une base technologique plus mature. Mais aussi démontrer l’aspect stratégique d’un tel investissement aux financeurs : la Métropole européenne de Lille, la région Hauts-de-France et le Feder (fonds européens de développement régional). « La mission du CEA, en régions entre autres, consiste à accompagner des industriels, des entreprises, plutôt de la taille d’ETI, voire de PME et de startups qui souhaitent accéder à ces nouvelles technologies, explique Boris Dartiguepeyrou. La plupart du temps, quand on parle jumeau numérique, on pense à des environnements logiciels imposants, complexes et chers. Nous voulons développer des démonstrateurs à l’échelle et à la portée de petites structures en réduisant le ticket d’entrée. »
Le CEA et ses partenaires sont actuellement en phase de production pour les 3 jumeaux numériques. Les démonstrateurs seront finalisés mi 2022, date de fin du projet Sonaris. Entre temps, celui-ci fera l’objet de différentes démonstrations aux utilisateurs potentiels comme cela a été le cas avec les Ports de Lille en juin. « Mais nous cherchons aussi d’autres entreprises pour tester les jumeaux déjà développés, et pour développer de nouvelles briques si d’autres enjeux s’y prêtent. »