« Tes équipes sont-elles assez productives ? Où en est-on de la feuille de route ? Avez-vous traité l’urgence client relayée ce matin au DG ? »… Quel manager n’a jamais ressenti agacement et lassitude à justifier en permanence sa performance et celle de son service ?
Que l’on soit clair : je ne rejette pas ici la volonté, légitime, de vouloir mesurer la productivité des équipes. Non, dans le fonctionnement de notre monde à flux tendus, ce qu’il s’agit de dénoncer, c’est la perte de temps, d’énergie et de motivation entretenue par le marathon continu des reportings.
Question de confiance (et de responsabilités)
Dans les années 1980, Jean-François Zobrist, nouveau directeur de la fonderie Favi, avait passé les six premiers mois à observer et comprendre chaque poste, chaque métier de cette entreprise. Une des premières décisions qu’il prit au terme de cette phase ? Supprimer purement et simplement les fonctions de contrôle !
Cet ancien dirigeant explique en effet que l’essentiel des salariés a la volonté de bien faire son travail. Dès lors, le mieux et le plus efficace consiste à créer des équipes de confiance, qui connaissent leur métier, qui fixent et mesurent d’elles-mêmes leurs objectifs et leurs indicateurs.
Une telle configuration stoppe net la prolifération des tableaux de bord et autres indicateurs de productivité – en revanche, elle exige de communiquer de façon claire et régulière sur l’utilité et la valeur ajoutée de ce qui est réalisé ! Dans toute organisation, il est indispensable d’associer du faire-savoir à ses savoir-faire.
Un parfait système inutile
Il y a quelques années, j’ai eu l’idée de créer un système de mesures censé résoudre une fois pour toute la question. Cette plate-forme offrait une transparence totale, en temps réel, sur la productivité de mon service de R&D. N’importe quel salarié de l’entreprise pouvait à tout moment visualiser l’ensemble des indicateurs d’activité des développeurs, architectes, consultants techniques, ingénieurs support, et tutti quanti. J’avais atteint le Graal du « Qui fait quoi ? » et du « Vous en êtes où ?… ». Résultat ? Ce système « idéal » s’est vite retrouvé au cimetière des éléphants des outils inutilisés !
Ma logique d’ingénieur (et mon amour propre) m’ont poussé à comprendre les raisons de ce rendez-vous manqué entre un service a priori utile, livré sur un plateau, et des utilisateurs n’en voyant pas… l’utilité.
Le bogue tenait-il à une totale incompréhension du besoin initial ? Le quotidien d’un manager semble démontrer l’inverse. Plus encore dans un service de R&D par nature « programmé » pour les procédures et qui se voit demander, comme un retour de boomerang, une foule d’indicateurs sur ses performances et ses échéances… Non, l’erreur d’analyse initiale ne se situait pas là.
Clair, simple, partageable
J’ai réalisé que l’écueil se situait en fait mon désir de complétude. J’ai découvert qu’un rapport efficace était avant tout un rapport mesuré (et éclairé), permettant l’accès à quelques indicateurs réellement clés. Dans l’édition logicielle, et plus généralement en R&D, l’Objective Key Release constitue un de ces indicateurs pertinents. Chaque trimestre, OKR fournit un état des programmes en création, adaptation, intégration ou production.
Plusieurs raisons, complémentaires, en font un bon système de mesure :
OKR est « palpable », fondé sur la réalité des développements en cours : il « parle » aux autres directions que la DSI (direction générale, relation clients, ventes, marketing…) ; il aide à prendre des décisions en concertation au sein des comités de direction et comités exécutifs ; il est cadencé selon un rythme trimestriel intermédiaire entre les aléas du quotidien et la feuille de route annuelle ; enfin, au sein de la R&D, il permet à chacun de se situer, de visualiser ses apports, ce qui est gratifiant individuellement et stimulant collectivement.
Quantité vs qualité : un match vicié
OKR évite les dérives connues il y a quelques années, lorsque des R&D s’étaient mises en tête de mesurer la productivité en fonction du nombre de modifications de lignes de code par jour et par développeur… Tout modèle engendrant ses effets de bord, certains esprits (libres) se sont vite amusés à modifier X fois la même ligne, surperformant ainsi aux yeux d’un système de mesures faussé.
Or, comme tout métier d’écriture, le développement demande de la créativité. Et donc des temps de « respiration », en apparence improductifs, mais où l’esprit laisse libre cours à des associations d’idées parfois éblouissantes.
Même combat contre l’obsession de la quantité : on peut tout à fait multiplier par deux la productivité et le nombre de versions déployées, mais si dans le même temps les incidents clients sont multipliés par quatre, quel est le gain ?
Parfois, il faut savoir ralentir la livraison d’une version pour en augmenter la qualité. Parfois, il faut convaincre un comité de direction de l’importance de consacrer du temps et des ressources à des aspects techniques qui semblent inutiles ou futiles aux non-initiés.
Intuitives mesures
Finalement, après dix ans passés à la direction d’une R&D, je constate que « l’essentiel est invisible pour les yeux ». Les indicateurs les plus pertinents se trouvent dans des éléments ni modélisables, ni chiffrables – j’assume cet apparent paradoxe de l’informaticien privé de données…
Comment en effet mesurer la bonne ambiance au sein d’une équipe ? Comment sentir la démotivation de certains, la sur-confiance ou le surmenage d’autres ? Les réalisations majeures sont-elles partagées et célébrées ? Les équipes entretiennent-elles une rivalité amicale ? Prennent-elles plaisir à travailler ? Ont-elles réellement le droit de tenter, de réussir et d’échouer? Communiquent-elles avec les autres services de l’entreprise ? Créent-elles des boucles de rétro action avec ces derniers, avec les clients ?
C’est dans cette intelligence intuitive et collective que se trouvent les « pépites » qui éclairent le management et le rendent capable à la fois de stimuler ses équipes et d’en prendre soin. Faisons en sorte de mieux identifier et partager ce bien commun.