Alors que les mauvaises nouvelles se multiplient pour l'industrie française, avec des impacts dans le Grand Est comme ailleurs - comme la baisse de la production sur l'usine de Stellantis Mulhouse - et alors que les investissements annoncés doivent encore se concrétiser - comme l'implantation en Alsace de la gigafactory de batteries du groupe Bolloré -, la 8e édition du salon Industries du futur de Mulhouse a décidé de regarder le verre à moitié plein. En mettant en lumière la manière dont certains industriels exploitent la technologie en vue du moment, l'intelligence artificielle. Il ne s'agit pas ici d'IA générative - même si celle-ci peut avoir un intérêt dans l'industrie, notamment pour l'accès à la connaissance, comme l'indique Franck Michon, le directeur des services informatiques et télécoms d'EDF -, mais plutôt de machine learning.

Un levier d'efficacité que nombre d'industriels actionnent depuis des années déjà. La condition ? Avoir consolidé suffisamment des données pour entraîner efficacement les algorithmes, comme l'illustre le cuisiniste Groupe Schmidt (1900 personnes, 4 usines). « Nous produisons des meubles de cuisine très personnalisés, mais avec le niveau d'automatisation d'une production de série », dit Patrick Viry, le responsable du service automatisme et informatique industrielle du groupe. Ce dernier a déployé l'IA d'abord pour le contrôle qualité, via de la computer vision. « Nos caméras contrôlent le plaquage et les perçages de quelque 5 000 meubles produits chaque jour, reprend le responsable. Et notre algorithme, entraîné sur nos données, est capable de faire la différence entre le veinage naturel du bois et un défaut de » production. » Le cuisiniste déploie ces équipements et l'algorithme associé au fil des modernisations de ses usines (Groupe Schmidt a investi 75 M€ en 2022 et 2023 dans son outil industriel).

ROI : se focaliser sur le potentiel de gains

Le groupe alsacien exploite également l'IA pour identifier les éventuels goulets d'étranglement sur ses lignes de production, ceux-ci étant par nature dynamiques du fait de la grande variété des ordres de fabrication. « Nous avons gagné 4 points de taux d'utilisation sur la ligne de production concernée, indique Patrick Viry. Au lancement du projet, nous ne savions pas combien il serait possible de gagner, seulement le potentiel que nous ciblions avec cette application, soit 8 points de perte dans le taux d'utilisation. » Cibler les poches d'amélioration les plus importantes est, selon le responsable, une bonne façon de prioriser les développements en matière d'IA.

La disponibilité d'un patrimoine de données important et bien structuré apparaît également comme un facteur essentiel de l'usage de l'IA chez Endress+Hauser, société suisse d'instruments de mesure et d'automatisation de process qui possède une usine en Alsace. Pour suivre son parc d'instruments de mesure, la société consolide, depuis environ 25 ans, des données de paramétrage, de fabrication, des rapports d'intervention de techniciens, etc. « Toutes les nuits, un algorithme d'IA détecte les éventuelles dérives sur nos différentes familles de produits », indique Christelle Hauer, responsable marketing digital et communication de l'entreprise en France. L'algorithme permet également de renseigner la R&D sur la pertinence des évolutions de produits.

Analyser des procédés complexes aux variables multiples

Chez Liebherr France, Stéphan Kohler, adjoint au directeur général de la production, s'intéresse de son côté à l'IA afin d'améliorer la disponibilité et la productivité de l'outil industriel produisant des pelles hydrauliques sur chenilles au sein d'une usine en Alsace. « Nous avons identifié des goulets d'étranglement sur notre ligne de production et, par ailleurs, nous effectuons encore beaucoup d'interventions de maintenance curative », indique le responsable. Un premier pilote mené sur une machine d'usinage a donné des résultats encourageants.

« Nous avons pu détecter une dérive dans le fonctionnement de la machine et sommes désormais en mesure d'intervenir avant la panne, alors que cela aurait été impossible en surveillant les paramètres individuels de cet outillage », indique Stéphan Kohler. Ce dernier compte bien capitaliser sur ce premier succès en adoptant la même approche pour la surveillance des procédés de soudage. Des opérations, là encore, associées à un grand nombre de variables pour lesquelles « une approche statistique classique se révèle trop complexe et coûteuse », selon le responsable.

Valoriser automatiquement la matière première

Implantée dans les Vosges depuis trois générations, la scierie Lemaire exploite également l'IA afin d'optimiser sa production. « Nous avons recours à cette technologie depuis 2020, dit le directeur général Maxence Lemaire, personnellement impliqué dans ce chantier. Schématiquement, notre métier consiste à réaliser des pièces rectangulaires dans des cylindres. » Comprendre les billes de bois. Équipée de caméras et de machines à rayons X (pour sonder le coeur des troncs), la scierie utilise la technologie pour valoriser au mieux la matière première. « Auparavant, l'évaluation de la qualité était effectuée grâce à l'expérience de nos collaborateurs, mais il s'agissait d'un goulet d'étranglement dans la chaîne de production », détaille Maxence Lemaire. Selon le dirigeant, le passage à l'automatisation a permis de multiplier les cadences par environ 4. « Et nous sommes également en mesure d'effectuer un bilan carbone au plus juste, pièce par pièce ».

En début de chaîne, la scierie Lemaire contrôle la qualité de ses billes de bois via un scanner à rayons X et une analyse par Machine Learning. (Photo : D.R.)

« L'IA permet de garantir que nous associons la bonne qualité au bon usage, en évitant les rebuts ou les pièces déclassées, reprend Maxence Lemaire. Nous sommes quasiment parvenus à du zéro défaut. Quand nous lançons la production, nous sommes à 99% sûrs de la qualité en bout de chaîne [en tenant compte, au besoin, du cahier des charges spécifique d'un client, NDLR] ». Depuis six mois, pour assurer la stabilité du dispositif, la scierie a déployé un système faisant dialoguer deux algorithmes entre eux, un second mécanisme d'évaluation placé en bout de chaîne assurant la mesure de la qualité du produit et réétalonnant l'algorithme placé en amont.

« Ce qui manque, ce sont les compétences »

Sur la base de ce premier déploiement, la Scierie Raboterie Lemaire envisage d'autres cas d'usage de la technologie, dans la logistique (pour accompagner au chargement optimal des camions) ou dans la maintenance (via l'utilisation de la réalité augmentée). « Nous avons de nouvelles idées tous les jours ; ce qui nous manque, ce sont les compétences, dit Maxence Lemaire. D'ici 5 à 10 ans, j'imagine déployer l'IA dans chaque service de l'entreprise, afin d'automatiser des tâches appelées à disparaître. Les profils que nous recruterons seront peut-être un peu différents, mais nous aurons toujours besoin de compétences métiers pour créer des algorithmes qui ont du sens. » La scierie Lemaire voit ses effectifs progresser de 15% par an, selon son directeur général.