Selon le dernier rapport sur le luxe et la technologie conduit par le Comité Colbert (association de promotion et développement du luxe regroupant 119 Maisons et institutions du secteur) et le cabinet de conseil Bain & Company, intitulé "Intelligence artificielle : la révolution discrète", le luxe reste méfiant vis-à-vis de l'IA et ne l'adopte que lentement. Sur les 20 scénarios d'utilisation étudiés dans l'étude, « chacune des maisons membres du Comité Colbert a adopté moins de 1,6 cas d'usage » et « aucun n'a été adopté par plus de 30% des maisons », quel que soit le type d'IA. Une telle frilosité s'explique par la réticence à la technologie en général dans un secteur où la créativité est centrale.
Seuls quatre cas d'usage ont dépassé la barre de 20% d'adoption : la segmentation client, la prévision des volumes de vente, l'allocation des stocks et la personnalisation du dialogue entre client et vendeur. Le rapport a d'ailleurs identifié deux objectifs stratégiques d'exploitation de l'IA dans le luxe, peu différents de ce que l'on constate dans d'autres secteurs, à savoir l'efficacité opérationnelle et la relation clients. 15% des répondants ont des projets correspondant au premier, et quasiment autant de pilotes. Entre 8 et 13% évoquent des cas d'usage dans la relation clients recherchant une plus grande proximité avec ces derniers.
La prédiction des ventes et la planification de la production
Comme le précise le rapport, pour les fonctions opérationnelles, la possibilité de s'appuyer sur de puissants algorithmes de prédiction permet l'optimisation sous contrainte pour « la prévision des volumes de ventes (26% d'adoption effective par les maisons, et 34% de projets en phase de pilotage ou de planification) ou l'allocation des stocks (23% d'adoption, et 27% de pilotes et projets planifiés). De quoi ajuster les commandes de matières premières, de produire la juste quantité, d'envoyer seulement les volumes nécessaires dans les bonnes boutiques et au meilleur moment, d'éviter les ruptures de stock ou les invendus, etc. ». Comme le rappelait récemment dans un entretien avec CIO, le DSI du groupe LVMH, Franck Le Moal, « nous distribuons des produits chers et rares. Nous n'avons pas vocation à produire sans limites. Nous développons donc énormément d'algorithmique et d'IA autour des prévisions commerciales, des prévisions de distribution, du pilotage des niveaux de stock, du pilotage de l'expression du besoin capacitaire pour nos ateliers de production, etc. »
Mais c'est son concurrent direct, le groupe Kering, qui en aurait été le pionnier selon le rapport. Son équipe de data scientists a ainsi développé un algorithme prédictif, permettant d'anticiper les volumes de vente selon les canaux et dans les différentes boutiques, afin de réduire l'indisponibilité des produits pour les clients ou de diminuer les niveaux de stock. Kering estime avoir amélioré de 25% la précision de ses prises de décision. Des processus aux caractéristiques spécifiques au secteur du luxe, comme le contrôle qualité ou la gestion de la supply chain, devraient bénéficier à leur tour de l'IA dans les années à venir.
La tentation de l'hyperpersonnalisation de la relation client
Comme la plupart des secteurs d'activité, le luxe attend également beaucoup de l'IA dans la relation avec ses clients. Qu'il s'agisse de la segmentation (26% de répondants affirmant l'avoir au moins adopté partiellement) ou d'une connaissance améliorée (19%), voire de la personnalisation de leur site web (10%). Mais l'IA restera dans l'ombre, car si la cosmétique l'accepte volontiers par exemple, il n'en va pas de même de la joaillerie, où le conseiller reste l'indispensable visage de la marque. « La beauté, traditionnellement vendue via des distributeurs intermédiaires, est plus à même d'accepter [une IA directement entre les mains du client], précise le rapport. 60% des répondants sont ouverts au développement de telles applications quand la joaillerie s'y refuse (0%) ».
Le niveau d'adoption de l'IA dans le luxe reste faible, même si selon le rapport du Comité Colbert laisse entrevoir une accélération avec la GenAI.
« Nous percevons l'IA comme un moyen de masquer la complexité du back-office, tempère Christophe Plouseau, CIO de Louis Vuitton Malletier. C'est un outil formidable pour aider le conseiller à apporter au client la réponse dont il a besoin, mais il ne doit pas s'interposer entre le client et le produit, ou détourner l'intérêt que le client porte au produit. ». Jérémy Muras, de Givenchy, imagine cependant qu'un double numérique du client pourrait faire disparaître le site web au profit d'une personnalisation complète de l'interaction, notamment en ligne.
Un sujet plus difficile pour les petites maisons de luxe
Enfin, le rapport fait également état d'une adoption faible de l'IA auprès des employés du luxe, si ce n'est, comme dans d'autres secteurs, pour de la synthèse de documents, de l'aide à la réalisation de fiche produits et la recherche d'informations financière ou juridique par exemple. Les opérations, les boutiques physiques ou en ligne et les fonctions support sont les entités avec le plus fort taux d'acceptation de l'IA avec respectivement 51%, 26% et 24% de répondants. Il reste néanmoins des espaces dont l'IA est encore totalement exclue, comme la transmission de l'histoire et des savoir-faire pour commencer, même si l'IA serait tout indiquée pour accompagner ce processus.
Sans surprise, ce sont les structures les plus importantes qui s'intéressent de plus près à l'IA : près de 4 grandes maisons sur 5 ont déjà des projets contre à peine une sur 5 parmi les petites et moyennes maisons. Avec, parmi ces dernières, un avantage indéniable aux petites maisons appartenant à de grands groupes qui bénéficient de l'appui global de l'entreprise, mais aussi de solutions déjà développées au sein de leur groupe. Les deux principaux obstacles expliquant la faible maturité du secteur en matière d'IA résident en effet dans le manque d'expertise et de ressources adaptées (55% des répondants) et dans la sécurisation des données (30%) et leur exploitabilité.
Des craintes liées à la propriété intellectuelle
Par ailleurs, pour 37% des personnes interrogées, l'IA générative soulève spécifiquement la question de la propriété intellectuelle. « Les enjeux de propriété intellectuelle et de confidentialité sont au coeur de l'utilisation de l'IA, précise Jérôme Joutard, DSI de Parfums Christian Dior dans le rapport du Comité Colbert. Nous disposons d'un patrimoine historique depuis la création de la marque et celui-ci ne doit pas tomber dans le domaine public ». Un sujet directement lié à la créativité. La GenAI fait craindre une uniformisation et la disparition des spécificités de chacune des maisons, ou la violation involontaire de la propriété intellectuelle d'une autre structure.
La situation devrait évoluer à l'avenir si l'on en croit 41% des sondés qui placent l'IA parmi leurs dix principales priorités stratégiques pour les trois prochaines années. A noter qu'elle n'entre dans le trio de tête des priorités que pour 3% des répondants et qu'elle n'est pas du tout une priorité pour 16% d'entre eux. Mais chaque maison teste ou planifie actuellement plus de 5 cas d'usage supplémentaires en moyenne pour les 12 à 24 prochains mois qui viennent.
La GenAI change la donne, y compris dans la création
Les ambitions stratégiques du luxe avec l'IA concernent d'abord l'efficience opérationnelle et la relation clients, mais elle frémit aussi dans l'accompagnement des collaborateurs et même les fonctions créatives.
Pour le Comité Colbert, la GenAI en particulier devrait changer la donne entre petites et grandes maisons. Le différentiel entre le nombre de cas d'usage de l'IA projeté par les grandes maisons, d'une part, et par les petites et moyennes maisons, d'autre part, (respectivement 5,8 et 5,3) s'amenuise en effet. Alors que l'IA analytique nécessitait des ressources importantes difficiles à financer par les petites structures, l'IA générative offre un ticket d'entrée bien inférieur, favorisant au moins les projets pilotes. La cheffe de cabinet du PDG de la Maison Boucheron, citée dans le rapport, Laura Cals explique ainsi : « notre maison, jusque-là novice dans l'utilisation de l'intelligence artificielle, a commencé à s'intéresser aux solutions d'IA générative et à former les départements créatifs (studio, image, architecture) ainsi que les RH. Elle s'ouvre désormais à la possibilité de se tourner vers des solutions analytiques et des modèles prédictifs. ».
Le Comité Colbert cite même de premières incursions de l'IA dans les très protégés et frileux métiers de la créativité. The Kooples a, par exemple, présenté début 2024 une collection entièrement générée par IA en collaboration avec Imki, une startup de GenAI pour la création dans le luxe et la mode. Résultat ? Une collection réalisée trois fois plus rapidement. La styliste américaine Norma Kamali est allée encore plus loin. Une IA personnalisée, co-développée avec l'agence Maison Meta, a été « entraînée sur une vaste collection d'images et de designs issus des archives de la marque, visant à capturer l'essence du style Kamali. Utilisant les technologies de Stable Diffusion XL et l'outil open source Fooocus, ce système permet aux employés de générer de nouveaux designs respectant le style de Norma Kamali à partir de simples prompts. »