Entretien : dix ans de recherche chez Microsoft
Dans le cadre des célébrations du dixième anniversaire du laboratoire de recherche de Microsoft à Cambridge, Lemondeinformatique.fr a pu rencontrer Rick Rashid, le patron de MS Research et Andrew Herbert, le directeur du laboratoire de la firme à Cambridge.
Rick Rashid et Andrew Herbert ont accepté de répondre aux questions du Mondeinformatique.fr sur la recherche chez Microsoft, mais aussi sur la façon dont la firme oriente ses travaux de recherche pour se préparer au futur.
Lemondeinformatique.fr : Que représente pour vous ce dixième anniversaire du centre de recherche de Microsoft à Cambridge et quels sont vos axes de recherche pour le futur ?
Rick Rashid : C'et un événement excitant. J'étais là il y a dix ans à Cambridge, et il y avait ce champ vide sur lequel nous avons construit ce bâtiment. Cambridge est alors devenu notre second centre de recherche, après celui de Redmond. Une des questions était de savoir si nous serions capables de travailler de concert, en bonne intelligence avec le monde de la recherche universitaire et cela s'est très bien passé. En fait à l'origine nous avions prévu d'avoir 40 chercheurs à Cambridge. Nous en avons aujourd'hui une centaine. Un autre succès du centre est que nous élargissons nos liens à d'autres domaines que la recherche informatique.
L'un de nos axes de travail est par exemple l'utilisation des sciences informatiques dans le cadre de la recherche en sciences de la vie. C'est un domaine où il y a aujourd'hui beaucoup de données non-structurées et où de multiples formats cohabitent. Notre compréhension des systèmes biologiques reste parcellaire et, de façon générale, il y a un gros besoin d'organisation de l'information. D'une certaine façon, la physique a été aidée par les mathématiques, elle a notamment fait un usage massif des équations différentielles. Il en a été de même pour la chimie ou des équations permettent d'expliquer comment des composants se lient les uns avec les autres. Les biologistes n'ont pour l'instant pas cette structure ni ces mathématiques et un espoir est d'utiliser l'informatique pour trouver le genre de mathématiques qui permettrait d'expliquer et de modéliser les systèmes biologiques. On travaille par exemple sur l'application de techniques de datamining sur les jeux de données biologiques. Un autre domaine d'étude est celui de l'écologie et de l'analyse des impacts climatiques sur les écosystèmes.
"Il est temps de modifier la façon dont on conçoit un système d'exploitation"
Andrew Herbert : Si l'on regarde l'avenir, MS Research Cambridge a plusieurs domaines de forces autour des langages, avec de plus en plus d'attention sur les méthodes mathématiques pour valider de façon formelle le code que nous écrivons. Ceux d'entre nous qui travaillent sur les OS et les réseaux sont toujours au coeur de l'actualité. Le fait que les processeurs passent au multicoeur ouvre pas mal de questions sur la façon dont on peut organiser l'ordonnancement des tâches et comment on répartit les traitements entre coeurs. Il est temps, une nouvelle fois, de modifier la façon donc on conçoit un système d'exploitation.
Le domaine du "machine learning" est aussi en plein développement. Il y a dix ans, on parlait beaucoup d'intelligence artificielle en s'appuyant sur des moteurs de règles. Aujourd'hui les méthodes statistiques sont appliquée à ce domaine et transforment en profondeur la façon dont on aborde le "machine learning", par exemple dans des domaines comme la reconnaissance vocale, la traduction assistée.
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Quelle a été selon vous la contribution la plus importante du centre de Cambridge ?
Rick Rashid : C'est un peu comme me demander lequel de mes enfants j'aime le plus. C'est une question à laquelle il est difficile de répondre. Il y a un certain nombre de choses dont je suis content. En particulier, les travaux de Cambridge ont eu un impact direct dans les travaux sur la genèse de .Net et notamment sur la définition de la CLR. On peut aussi tracer à Cambridge l'origine des technologies pair à pair de Vista. La liste pourrait être longue. Mais très franchement ce n'est pas la raison pour laquelle nous faisons de la recherche fondamentale. Notre but n'est pas de créer de nouveaux produits, mais d'être là lorsque le monde change. La recherche nous permet d'être agiles, de changer lorsque c'est nécessaire, de nous préparer face à l'irruption de nouvelles technologies. Le fait d'avoir un réservoir de personnes brillantes au sein de la société permet de mieux évoluer face aux changements brutaux. A ce titre les investissements de Microsoft en recherche sont parmi les plus lucratifs pour la société.
"On investit dans la recherche pour être encore là dans dix ans"
Vous savez, quand nous avons commencé, l'une des choses les plus difficiles était de convaincre des chercheurs de venir travailler pour Microsoft. Je me rappelle d'un pari en 1992 avec un de mes meilleurs amis professeur au MIT - qui me demandait pourquoi j'allais chez Microsoft, une société qui, disait-il pourrait ne plus être là dans cinq ans. Le pari était de savoir si Microsoft ou Digital Equipment seraient encore là dans dix ans. Six ans plus tard, DEC, l'un des titans de l'informatique de l'époque, n'était plus. C'est pour cela que l'on investit dans la recherche fondamentale, pour être encore là dans dix ans... Il y a un certains nombre de sujets sur lesquels nous avons travaillé, qui n'avaient a priori aucun intérêt pour la société et qui, quelques années plus tard, se sont révélés être essentiels pour son avenir. C'est pour des raisons similaires que des gouvernements investissent dans la recherche fondamentale afin que leur pays se prépare à l'avenir, qu'il ait un réservoir de personnes talentueuses et formées.
Le Royaume Uni et notamment Cambridge ont été un des berceaux des recherche sur la construction d'un "ordinateur" avec les travaux de chercheurs comme Newton. C'est aussi en Angleterre que, pendant la guerre, de grands progrès ont été effectués avec les travaux de Turing qui ont largement défini l'algorithmie moderne ainsi que les fondamentaux de l'architecture d'un ordinateur. Certains considèrent qu'il n'y a pas eu d'évolution fondamentale au cours des 60 à 70 dernières années, que nous vivons encore largement sur les acquis de Von Neumann et Turing et qu'il faudra une évolution fondamentale des architectures informatiques pour voir une vraie évolution du logiciel. Qu'en pensez-vous ?
Rick Rashid : C'est une question très large. Nous évoluons en permanence. Les concepts de base des automates de calculs datent des années 1600 et 1700. Il y a aujourd'hui des recherches lourdes autour du quantum computing qui ont le potentiel de changer fondamentalement la façon dont nous approchons l'informatique. Mais cela ne veut pas dire que notre connaissance des systèmes informatiques ne progresse pas hors de ces domaines. En fait, la recherche en informatique a beaucoup progressé au cours des récentes années. Nous avons aujourd'hui une bien meilleure compréhension de ce qu'est un système informatique. Notre compréhension de ce qu'est un programme a évolué de façon spectaculaire au cours des cinq dernières années. Nous pouvons désormais faire des affirmations formelles sur un programme contenant plusieurs centaines de milliers de lignes de code et prouver son fonctionnement. Nous n'étions pas capables de le faire jusqu'alors. Nous avons aussi une bien meilleure compréhension des types de données. L'usage de méthodes statistiques a aussi permis de faire évoluer des pans entiers de la recherche informatique par exemple en matière de "machine learning". Notre discipline a donc considérablement évolué même si elle reste contrainte par des architectures.
Andrew Herbert : Je me souviens que, lorsque j'ai commencé ma carrière informatique, le premier ordinateur que j'ai utilisé aurait pu être une machine de Turing. Le nombre d'instructions était tellement restreint que je crois que je pourrais encore les réciter de tête. Si je regarde un processeur moderne, il me faudrait de multiples couches de machines de Turing pour expliquer ce qu'il se passe. C'est un modèle bien plus riche.
Rick Rashid : En fait je ne suis pas sûr que Von Neumann ou Turing reconnaîtraient leurs petits en voyant un ordinateur moderne. Tout a beaucoup évolué
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Vous avez dit précédemment que l'ère de l'intelligence artificielle telle qu'on l'avait connu était arrivée à sa fin.
Rick Rashid : En fait, on a par le passé beaucoup travaillé sur des systèmes à base de règles, qui était une approche très structurée. L'idée était qu'avec un jeu de règles suffisamment complet on pouvait obtenir de bons résultats. Aujourd'hui on utilise des approches beaucoup plus statistiques. Une des raisons pour lesquelles ces approches sont aujourd'hui possibles est liée à l'évolution exponentielle de la puissance des ordinateurs qui permet de traiter des jeux de données colossaux.
De fameuses organisations de recherche, telles que le Parc de Xerox ou les Bell Labs, ont fait des découvertes qu'ils n'ont pas su exploiter, ou dont ils n'ont pas vu le potentiel, ratant parfois de vraies pépites d'or. Avez-vous des mécanismes en place pour ne pas rater une éventuelle pépite ?
Rick Rashid : Nous avons un processus systématique d'analyse de nos recherches et un groupe de MS Research est spécifiquement chargé des transferts de technologies. L'objectif est d'identifier de façon systématique les technologies qui pourraient être utiles pour les groupes produits de Microsoft. Nous avons aussi des équipes au sein de Microsoft qui viennent régulièrement dans les laboratoires pour voir quelles recherches pourraient leur être utiles dans leurs développements.
Certaines organisations de recherche comme les laboratoires d'IBM encouragent la mobilité régulière entre la recherche et les groupes produits et permettent à leurs chercheurs de bouger régulièrement entre recherche et développement. Avez-vous des règles similaires en place ?
Andrew Herbert : Nous n'avons surtout pas de règle ! Et comme il n'y a pas de règle, c'est bien entendu possible. Par exemple, certains de nos chercheurs ont suivi leur idée dans le cadre d'un transfert de technologie afin de la transformer en produit. Dans le laboratoire de Cambridge nous avons des projets en cours qui peuvent permettre aux chercheurs concernés d'accompagner leur recherche lorsqu'elle s'incarnera en produit. Certains le font, d'autres préfèrent se consacrer uniquement à la recherche et c'est très bien ainsi.