C’est par une cartographie des controverses que s’ouvre le rapport sur l’emploi remis la semaine dernière par le Conseil national du numérique à la Ministre du Travail, Myriam El Khomri. « Quelle place et quel statut pour le travail humain dans la société de demain ? », « Le salariat est-il dépassé ? », « Le numérique renforce-t-il la segmentation du marché du travail ? », « Faut-il décorréler revenus et travail ? » ou encore « Quel dialogue social à l’heure du numérique ? ». Voici quelques-unes des questions, fortement débattues en ce moment à l’échelle mondiale, qui se détachent des 50 auditions que le CNNum a menées auprès de juristes, économistes, syndicats, entreprises, administrations et associations, mais aussi auprès de sociologues et de spécialistes de la prospective.
Le rapport « Travail, Emploi, Numérique : Les nouvelles trajectoires » a été réalisé par un groupe de travail piloté par Nathalie Andrieux. Dès l’introduction, il souligne qu’il devient plus difficile d’anticiper, « au plan individuel comme au plan collectif » et que les mutations, interdépendantes, touchent l’ensemble des pays. Il faut donc « valoriser les parcours hybrides » et reconnaître la richesse des activités non marchandes en termes de création de valeur, pose le CNNum. Et pour y parvenir, il faut modifier en profondeur les organisations, privées ou publiques, pour en faire des lieux d’émancipation et d’apprentissage, estime-t-il. Les outils numériques qui permettent des modes d’expression individuels et collectifs doivent renforcer l’ouverture dans l’entreprise et les administrations. En regard, le rapport pointe le risque de se limiter à la « gestion algorithmisée des travailleurs », telle que les plateformes de type Uber semblent dessiner l’avenir du travail (lire à ce sujet notre édito de novembre : « Mon patron est un algorithme »).
Un menace de paupérisation massive
Au fil de ce rapport de 200 pages, où l’on n’échappe pas à un certain jargon (on y conseille par exemple de favoriser la capacitation des individus ou de faire du Compte personnel d’activité un outil d’« empouvoirement » individuel et de sécurisation des transitions), on retrouve les inquiétudes qu’avait soulevées il y a quelques semaines le rapport du think tank Terra Nova « La richesse des nations après la révolution numérique ». Celui-ci mettait en évidence « les effets particulièrement négatifs » que la transition numérique exerçait sur les classes moyennes, créant des emplois très qualifiés ou, au contraire, très peu qualifiés. Terra Nova rappelait aussi qu’à l’inverse, les emplois qualifiés les plus routiniers de la classe moyenne se raréfiaient, entraînant des tensions sociales. De fait, Benoît Thieulin, président du CNNum, insiste sur ces tensions. « Il faut voir plus loin : pour le moment la révolution numérique n’est pas soutenable et il n’est pas impossible qu’elle entraîne un accroissement des inégalités et une paupérisation massive », indique-t-il, dans un communiqué publié en marge du rapport.
Dans ce contexte, le CNNum propose des méthodes plutôt que des dispositifs précis. Outre la valorisation des parcours hybrides (recommandation n°1) et le suivi rapproché du Compte personnel d’activité à compter du 1er janvier 2017 (recommandation n°3), le rapport insiste sur la nécessité d’assurer de façon effective la protection des travailleurs indépendants qui sont économiquement dépendants (n°7). Il reprend aussi un point de son rapport Ambition numérique qui demandait d’appliquer des obligations de loyauté aux plateformes d’économie collaborative. Cette recommandation (n°8) propose aussi de diversifier les modèles de plateformes. Certaines pourraient reprendre un modèle coopératif d’économie collaborative, chaque utilisateur en étant détenteur et partie prenante.
Créer des pratiques de syndication pour les travailleurs isolés
Une autre recommandation (n°18) porte sur la construction de nouvelles formes de dialogue social qui prennent en compte l’atomisation du travail. Le rapport suggère d’observer dans ce cas les pratiques de syndication qui sont apparues dans les communautés atomisées, par exemple dans le domaine des VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur), du côté de la plateforme allemande FairCrowdWork Watch portant sur les conditions de travail, ou encore des initiatives Wearedynamo et Turkopticon qui permettent aux travailleurs de la plateforme Amazon Mechanical Turk (qui fournit à la demande des tâches faiblement rémunérées) de communiquer entre eux.
Enfin, la dernière recommandation (n°20) porte sur la nécessité d’expertiser les expérimentations autour du revenu de base (étude de faisabilité et d’impact) et des modalités de son accompagnement par l’Etat.