L’intelligence artificielle est une évolution économique, éthique et donc politique, a pointé le président de la République, Emmanuel Macron, en clôture du colloque IA for Humanity, hier après-midi au Collège de France, en soulignant le travail de synthèse « extrêmement éclairant » du rapport Villani sur l’IA, remis cette semaine au Gouvernement. « Il ne faut pas avoir peur et refuser le changement car il est à l’œuvre partout et peut conduire à des innovations qui nous permettront de vivre mieux, mais il ne faut pas non plus être naïf et penser que le changement portera en lui-même les conditions de sa propre régulation », a-t-il déclaré en préambule.
Emmanuel Macron a ensuite exposé quatre « lignes de force » retenues par l’Etat à l’issue de ce rapport, et évalué à 1,5 milliard d'euros les crédits publics pour l'IA sur le quinquennat avant des annonces dans la santé, l'agriculture, la recherche et les voitures autonomes. 1er pilier de la stratégie décrit par le Président : un maillage solide de l’écosystème public-privé et des expérimentations accélérées. 2ème pilier : une politique « résolue » d’ouverture des données en France. 3ème pilier : un financement public propre à assurer une présence mondiale. 4ème pilier : la définition de règles éthiques autour de l’IA.
Doubler le nombre d'étudiants en IA
Pour conforter l'écosystème, en France et en Europe, comme le préconise le rapport du mathématicien Cédric Villani, Emmanuel Macron a annoncé un programme national pour l’IA qui sera coordonné par l’Inria en lien avec les autres organismes de recherche. « Nous mettrons en place 4 ou 5 instituts dédiés » qui émailleront le territoire dans des pôles universitaires, a indiqué le Président en précisant que des pôles existaient déjà, à Toulouse, Grenoble, l’objectif étant de créer un maillage de laboratoires et de compétences connecté à la recherche universitaire et qui constituera le vaisseau amiral de la stratégie l’IA. Ce réseau « aura vocation à accueillir l’investissement privé », notamment pour « créer des chaires d’excellence » et attirer ainsi en France les meilleurs en la matière pour « rayonner au plan international », a ajouté le chef de l’Etat en précisant qu’une part des investissements serait fléchée vers des projets franco-allemands. Son intervention, retransmise en direct sur le web, est toujours accessible sur le site du colloque AIforhumanity.fr organisé en point d'orgue de la mission Villani avec l'intervention de scientifiques et de personnalités politiques européennes.
« Le 1er enjeu de l’IA au niveau mondial, ce sera, c’est déjà, celui des talents, nous doublerons le nombre d’étudiants en IA de la licence au doctorat et jusqu’aux filières courtes », a-t-il ajouté. « Si notre système d’enseignement supérieur ne sait pas former assez de techniciens, d’ingénieurs, de docteurs pour alimenter ces laboratoires », l’objectif visé ne pourra pas être atteint. Pour attirer vers ces postes, une réforme se prépare avec le ministère de la recherche dans la loi Pacte à venir, portée par le ministre des Finances. « Elle autorisera un chercheur public à collaborer avec une entité privée à hauteur de 50%, alors que c’est plafonné aujourd’hui à 20% », a indiqué Emmanuel Macron. « Parce que c’est dans cette fertilisation croisée que nous créerons un véritable écosystème de recherche ». Un cadre pour accélérer les expérimentations les plus significatives sera aussi prévu dans la loi Pacte et un appel à expérimentations lancé d’ici la fin de l’été. Le Programme France Expérimentation sera également refondu. « C’est en créant cette matrice puissante que nous pourrons entrer dans la compétition mondiale où les Chinois et les Anglo-Saxons ont investi massivement », a exprimé Emmanuel Macron.
Ouverture proactive des données, création d'un hub de santé
Le 2ème chantier exposé hier par le Président de la République est celui des données : « C'est un atout de la France, nous avons des bases de données centralisées massives pour nous positionner à la pointe de l'IA dans certains secteurs », a-t-il rappelé en annonçant une ouverture proactive des données financées sur fonds publics ou de projets financés par l'Etat, y compris entre acteurs en concurrence si la collaboration peut permettre une innovation radicale. Emmanuel Macron a cité en exemple l'agriculture, le secteur bancaire et les voitures autonomes et mentionné l'accès aux bases massives de données privées sur des acteurs en monopole de fait sur la collecte de données. « C'est une rente au carré sur la consolidation de données, il y a une part de bien collectif », a-t-il souligné pour justifier ce partage. « Mais c'est inconcevable sans un cadre européen protégeant les données personnelles », a-t-il insisté en ajoutant qu'un des défis de l'IA était précisément de ne pas confondre l'usage des données agrégées et l'intrusion dans les données personnelles. « On peut avoir toutes les données utiles sur le plan médical, mais préserver l'anonymat, sinon cela devient un élément de sélection », par exemple pour les contrats d'assurance ou pour l'éducation.
Le RGPD, règlement européen qui va s'appliquer en mai, est le bon cadre pour construire la réglementation, « usage par usage, pratique par pratique, dans un cadre transparent, loyal pour chaque citoyen, a souligné Emmanuel Macron en rappelant l'importance, ici, des opérateurs de traitement. « Alors que la recherche est mondiale », ces questions « obligent à revenir à une forme de territorialisation », a-t-il pointé. « Des acteurs mondiaux ont émergé, mais les conséquences restent nationales ou européennes. Le cadre qu'on y met doit être national, européen ». En premier lieu dans la santé. « L'intelligence artificielle ne se substitue ni aux médecins, ni aux chercheurs mais permet des sauts radicaux », « un passage à l'échelle », a insisté le Président en annonçant vouloir créer, après la mise en place en 2017 de l'Institut national des données de santé « un véritable hub des données de santé (...) pour y inclure à terme l'ensemble des données de l'assurance maladie, des hôpitaux », ainsi que les données obtenues dans le cadre de cohortes, avec un cadre garantissant l'anonymat. « Ces progrès n'auront pas lieu si nous ne sommes pas capables de garantir la confidentialité complète », a souligné Emmanuel Macron en ajoutant que ce défi était à notre portée. Il souhaite qu'on puisse le conduire dans les prochains mois.
Voitures autonomes : expérimentation de niveau 4 en 2019
Le cadre règlementaire et financier est le 3ème pilier décrit hier par le chef de l'Etat au Collège de France. Il faut créer les conditions d'émergence de plateformes transverses dans la santé, la finance, l'aéronautique, l'agriculture, les transports, a-t-il indiqué en citant l'exemple de la voiture autonome. C'est selon lui une bataille essentielle pour que la France retrouve sa position de leader perdue dans le secteur automobile. Ce retard peut être comblé, estime-t-il « car la valeur va se redéployer ». Dans ce domaine, Emmanuel Macron a annoncé la mise en place, courant avril, d'une stratégie sur la voiture autonome porté par Anne-Marie Idrac, qui fut notamment secrétaire d'Etat aux Transports (de mai 1995 à juin 1997), avec « dès le début de l'an prochain, une expérimentation de niveau 4 incluse dans la loi Pacte », a annoncé le Président de la République. « Je souhaite que nous mettions autour de la table l'ensemble des acteurs nationaux, bases de données de tests, cartographie, ... » en complétant « cela doit vite devenir une stratégie franco-allemande ». Emmanuel Macron a insisté sur les standards communs qu'il faudrait alors établir à 27 dans l'UE pour ne pas subir les choix d'acteurs privés ou publics dominants, américains ou chinois.
Un effort dédié de 1,5 milliard d'euros
Sur le financement, l'approche est volontariste, assure le chef de l'Etat. Ce sera le premier champ d'application du fonds pour l'industrie de 1 Md d'euros mis en place au début de l'année. « Au total, ce sera un effort dédié d’un milliard et demi d’euros entraînant directement plus de 500 millions d’euros d’investissements privés supplémentaires, qui sera mis en oeuvre pour accompagner l’émergence de ce grand pole mondial de l’intelligence artificielle », a-t-il précisé. La priorité sera donnée à la recherche publique et partenariale. D'ici 2024, 800 millions d'euros viendront s'y ajouter dans la nanoélectronique. Au-delà, c'est le prochain cadre européen qui devra porter le financement de l'IA, a ajouté le Président en évoquant par ailleurs l'équivalent d'une Darpa européenne.
Sur la politique de l'emploi aussi, l'Etat doit s'adapter pour tirer parti de l'intelligence artificielle et changer le regard sur les innovations, a poursuivi Emmanuel Macron. Il évoque des modèles plus prédictifs pour améliorer le rapprochement entre l'offre et la demande, la capacité à prévoir certaines destructions d'emploi pour réorienter le système de formation, mais aussi à individualiser la formation pour s'adapter à la disruption technologique.
Mettre en place un GIEC de l'IA
Le 4ème pilier de la stratégie nationale concerne les enjeux éthiques et politiques. « L'IA n'est rien d'autre que les projets qu'elle sert », a souligné le Président. Il faut choisir le modèle de société que nous voulons, rien ne serait pire que de laisser le choix à des entreprises privées ou des systèmes autocratiques, met-il en garde. « Aussi longtemps que la technique sert le bien commun, il y a peu de conflit, la tension éthique advient quand les acteurs qui l'utilisent ne respectent pas nos préférences collectives », a-t-il pointé en rappelant parmi nos valeurs le respect de la liberté individuelle et de l'intimité. Il y aura d'autres sujets de valeurs dont il faudra discuter avec au coeur de cette réflexion un engagement de non-discrimination, sociale, ethnique ou sexuelle, a-t-il mis en exergue. La nécessite de voir « l'intimité de l'algorithme » a également été abordée par le Président de la République qui a notamment cité celui de Parcours Sup pour l'accès des étudiants aux cursus d'études supérieures. Un peu plus tard, il a également rappelé la nécessité d'investir massivement, dès la maternelle, pour former aux pratiques numériques, ainsi qu'à l’éthique liée au numérique.
Il faut un dialogue international sur le contrôle des algorithmes, a-t-il appuyé en mettant en garde contre des usages qui se révéleraient potentiellement despotiques s'ils ne relevaient pas « de choix collectifs qui sont les nôtres ». Le chef de l'Etat souhaite sur ces questions discuter de la création d'un « GIEC de l'IA, c'est-à-dire d'une expertise mondiale indépendante qui puisse organiser le débat démocratique de manière autonome et indépendante ». Il rappelle que c'est l'indépendance de la recherche qui se joue là et qu'il revient aux Etats d'investir pour garantir un cadre mondial à travers ce GIEC de l'IA. Par ailleurs, Emmanuel Macron souhaite, comme le préconise le rapport Villani, qu'il n'y ait pas une concentration des talents de l'intelligence artificielle dans quelques mains seulement. Les formations devront aller chercher plus de femmes, plus d'égalité, plus de diversité sociale.
Enfin, le chef de l'Etat a de nouveau attiré l'attention sur les tensions géographiques et temporelles qui existent avec des acteurs économiques devenus mondiaux qui bousculent les valeurs et préférences collectives qui restent nationales ou régionales. « La souveraineté, c'est l'autonomie, la capacité à choisir les normes auxquelles vous serez soumis (...) il faut permettre l'ancrage démocratique de cette évolution », a-t-il insisté. En conclusion, le chef de l'Etat a indiqué que cette stratégie IA, présentée autour des quatre piliers qui « vont présider aux choix, aux investissements et à l'esprit des lois », devra être aussi constamment adaptée.