Le groupe Fives, qui tire son nom d'un quartier de Lille, est né en 1812. Il a contribué à la fabrication des premières locomotives à vapeur, des charpentes métalliques de la gare d'Orsay et des ascenseurs de la tour Eiffel. Aujourd'hui, il conçoit et fabrique des installations de production et des machines pour des industries comme la métallurgie ou l'automobile. Il emploie 9 000 personnes sur 100 implantations dans 24 pays.

Avec un CA 2023 de près de 2,4 Md€, l'industriel alloue 36 M€ à sa R&D et détient près de 2300 brevets. Pour comprendre comment il s'appuie sur le digital, l'IoT, la data, l'IA pour répondre à ses grands enjeux stratégiques comme le véhicule électrique ou la réduction de l'empreinte carbone de l'industrie, et partager certains de ses projets en cours, CIO a rencontré le directeur de l'innovation et du digital du groupe, Thierry Valot.

CIO : Fives a plus de 200 ans, mais quels sont aujourd'hui les métiers du groupe ?

Thierry Valot :
 Nous avons trois grandes lignes de métier. Les activités historiques de process avec les installations de fabrication en continu du ciment, de l'acier, de l'aluminium, du sucre, la division énergie pour l'hydrogène par exemple, etc. La division machines de haute précision, pour des installations de dépose de fibres de composite pour l'aéronautique, des rectifieuses pour la chaîne de valeur des semi-conducteurs, etc. Enfin, la division Smart Automation pour l'automatisation des procédés industriels et l'activité de tri automatisé, notamment pour la logistique ou la messagerie. Notre métier, c'est le coeur du procédé, les équipements clés de process. Dans une usine, nous concevons généralement la machine la plus importante de la ligne de fabrication.

Nous avons aussi quelques activités qui s'adressent à l'ensemble des marchés autour des grandes transformations de l'industrie, avec des technologies pour la décarbonation ou pour les giga factories de l'automobile électrique. Mais aussi Fives Maintenance avec 650 techniciens ou Fives CortX, notre filiale de valorisation des données.

Quel est votre rôle dans l'organisation ?

J'ai la charge du digital intégré à l'offre proposée à nos clients, dans les machines ou le service. Je suis rattaché au président du groupe, Frédéric Sanchez. Et J'interagis par ailleurs avec la DSI de Marc Sery, parallèle à mon organisation, en particulier dans le cadre d'un comité digital qui réunit la DSI, la cybersécurité, l'OT, la direction stratégie, la DRH et la DG de Fives CortX sur la partie data. Nous avons choisi de mettre en place ce format dès 2019, plutôt qu'un CDO qui aurait pu être un goulet d'étranglement.

Mais le digital n'est pas arrivé chez Fives seulement avec ce comité ?

Non, bien sûr. Nous cherchons par exemple à optimiser le design industriel et le fonctionnement de nos équipements avec la simulation numérique depuis les années 90. Mais nous faisons aussi en sorte de transformer cet outil de conception industrielle en outil d'amélioration en temps réel du fonctionnement de nos équipements. Au début des années 2000, nous avons par exemple conçu un Digit@l Furnace [four digital]. Nos fours chauffent plusieurs centaines de tonnes d'acier par heure et sont donc très consommateurs d'énergie. Pour y remédier, nous en avons optimisé le design avec la simulation numérique.



"L'idée n'est pas forcément d'avoir plus d'informations, donc plus de capteurs, mais d'obtenir l'information pertinente par rapport à la compréhension du process de la machine." (Photo : Thomas Léaud)

Mais nous avons aussi cherché à adapter en permanence, grâce au digital, le fonctionnement du four à la charge, donc aux brames d'acier qu'il va devoir chauffer. Pour tenir compte des nombreux phénomènes physiques en jeu, nous avons développé ce jumeau numérique du four - le digital furnace - qui tourne en parallèle de l'équipement réel et lui permet de fonctionner dans les conditions optimales, voire d'anticiper la production future. Nous avons fait la même chose dans le domaine de la rectification avec nos machines de haute précision, pour l'aluminium et pour le sucre. Et finalement, pour l'ensemble des métiers de Fives

Cela signifie qu'en 2024 tous vos projets sont conçus avec un jumeau numérique ? Et que vous disposez des infrastructures IT et data à l'avenant ?

Oui. Même si nous nous intéressons d'abord au périmètre de la machine, avant l'IT. Qu'il s'agisse d'une machine-outil ou d'un trieur de centre de tri de plusieurs kilomètres de long, nous sommes dans une logique de machine avec un périmètre identifiable et un ensemble de capteurs qui collectent des informations, un système de pilotage et une capacité à communiquer avec l'extérieur. Le système de pilotage comprend un automate pour les fonctions de base et un logiciel qui s'appuie sur un jumeau numérique pour optimiser en permanence le fonctionnement de la machine. Dans ce cadre, Fives CortX développe par exemple des solutions en edge pour réaliser un certain nombre d'analyses, de simulation, de calculs directement sur site.

L'idée n'est pas forcément d'avoir plus d'informations, donc plus de capteurs, mais d'obtenir l'information pertinente par rapport à la compréhension du process de la machine. L'industrie 4.0 a une apparence de simplicité, car les machines communiquent, stockent les données, les restituent sous une forme attractive, etc. Mais si l'information de départ n'est pas suffisamment pertinente, cela n'apporte pas forcément tout le service attendu. Nous travaillons donc sur la façon d'obtenir des données synthétiques pertinentes par rapport au process que l'on est en train de superviser.

Quel rôle joue le jumeau numérique de la machine dans ce cadre ?

Le modèle numérique de la machine permet d'augmenter la qualité de la mesure. Plutôt que de se contenter de comparer en permanence une donnée avec une valeur attendue, nous comparons un ensemble complet de données avec celui supposé exister selon le jumeau numérique. Nous gagnons en capacité à établir des corrélations entre les paramètres de manière beaucoup plus fine que si nous pratiquions donnée par donnée.

La complexité du jumeau numérique provient principalement de la nécessité d'exécuter ces modèles de simulation en temps réel, sur des installations dans l'aciérie ou l'intralogistique assez classiquement équipées de 100 000, voire 200 000 capteurs. Mais la capacité de calcul disponible aujourd'hui permet d'en retirer une information synthétique de beaucoup plus grande qualité. Nous traitons par exemple la data issue de ces 200 000 capteurs dans le boîtier en edge connecté au réseau industriel que j'évoquais. Et nous en sortons une restitution pour le client.

Déployez-vous déjà ce type de configurations ?

En Italie, nous avons mis en route un équipement de supervision additionnel à celui déjà intégré à notre système de tri GENI-Belt pour connaître en temps réel l'état de la totalité d'un centre de tri. On affiche des informations synthétiques sur l'état de l'installation et on peut ensuite zoomer, comme dans une cartographie en ligne, sur une zone spécifique du site pour voir, sans bouger du poste de pilotage, si un colis est coincé ou si un opérateur n'a pas déclenché le chargement d'un camion.

Autre exemple. Nous avons une filiale à Nancy, Fives Nordon, qui fabrique de très complexes tuyauteries destinées au secteur nucléaire. Dans ce domaine, chaque soudure peut durer plusieurs semaines. Et dans ce contexte, constater un défaut de qualité uniquement au moment du contrôle de fin de process peut impliquer de reprendre la soudure et engendrer des coûts très importants. Pour éviter cela, nous avons développé un outil de contrôle en temps réel tout au long du process. Un équipement attaché à la tête de soudure mesure en permanence le profil de la soudure et, grâce à des règles métier établies avec les soudeurs, estime son niveau de qualité. Là encore, cet outil a été développé en combinant l'expérience des métiers, les soudeurs, et celle de Fives CortX, avec une équipe spécialisée dans l'analyse d'image et le traitement de signal.

Cette collaboration entre Fives CortX et les métiers est centrale dans l'évolution de l'exploitation de la donnée dans l'entreprise ?

Oui, nous avons créé Fives CortX en 2017 avec l'objectif de mutualiser l'ensemble des développements data dans une même entité. Elle est née d'une activité d'informatique industrielle qui existait depuis plus de 20 ans au sein de notre branche Smart Automation. Mais nous avons décidé d'en faire une filiale à part entière pour qu'elle développe toutes les solutions destinées à nos clients ou intégrées dans notre offre, pour l'ensemble du groupe et non pas uniquement pour l'unité dont elle dépendait. Son rôle est de concevoir des machines augmentées et de mieux exploiter les données qu'elles produisent. Elle est passée d'un effectif d'une quinzaine de personnes au démarrage à plus de 50 en 2024 avec des compétences OT [operational technology], data, cybersécurité, etc.

Ce type de projets a-t-il changé avec cette capacité à exploiter plus efficacement les données industrielles ?

Effectivement aujourd'hui, les mondes de l'IT et de l'OT, autrement dit le SI et les données industrielles, se connectent. Mais si dans l'IT la priorité est à la sécurisation de la donnée, dans l'OT, la priorité reste le bon fonctionnement permanent de la machine et la production de pièces de qualité. Les contraintes de cahiers des charges de départ sont très différentes.


"Notre conviction, c'est que plus la donnée est partagée, plus elle a de valeur. Nous suivons de très près les avancées de Gaia-X" (Photo : Thomas Léaud)

Pour nos clients, il faut d'abord que ce soit un projet d'entreprise pour créer de la valeur pour tout le monde autour de ces données industrielles. En premier lieu, elles doivent être pertinentes et sécurisées. De plus en plus, quand nous proposons une solution IoT à nos clients, les premières personnes avec lesquelles nous discutons, ce sont d'ailleurs les DSI et ils nous posent d'abord des questions sur la cybersécurité. Enfin, nous nous assurons que cette démarche data s'accompagne d'une volonté de transformation issue du top management.

Vous collectez par définition beaucoup de data provenant des sites et des machines industrielles. À qui appartient cette donnée ? Qui en a le droit d'exploitation ?

Notre conviction, c'est que plus la donnée est partagée, plus elle a de valeur. Nous suivons de très près les avancées de Gaia-X, notamment en lien avec l'Afnet [Association française des utilisateurs du Net] avec qui nous travaillons. Partager les éléments du process de production d'une bobine d'acier par exemple est potentiellement utile pour le process de traitement de cette bobine en aval. Bien sûr, cela implique d'avoir des règles pour définir à qui appartient la data, la façon dont elle est sécurisée, qui a le droit de la partager et pour quoi faire, et la façon dont on rémunère le partage de cette valeur. C'est toute la structure que propose Gaia-X notamment. Je trouve intéressant de ce point de vue que le Data Act et le Data Governance Act commencent à se saisir du sujet.

Le mouvement qui consiste à se soucier de la propriété de la data, à en favoriser le partage, à gérer toutes les conséquences, à les sécuriser, me paraît absolument nécessaire. Comme les règles de gouvernance fixées aux acteurs qui manipuleront ces données, à ceux par qui elles vont transiter...

Très concrètement que se passe-t-il quand vous vendez un produit à un client ? A qui appartient la data produite par l'équipement ?

La question est peu abordée opérationnellement, car aujourd'hui les industriels refusent en général tout simplement que les données sortent du périmètre de leur entreprise. Dans les faits, seul notre client est en mesure de l'utiliser puisque par définition elle est stockée chez lui. Et finalement, cette question de propriété de la data est pour l'instant évitée, parce que de toute façon, la data est emprisonnée dans l'usine.

Le cloud va cependant forcément rattraper aussi le SI industriel. Comment envisagez-vous cette évolution ?

Je pense justement que les écosystèmes de données de type Manufacturing X [équivalent du projet Gaia-X pour l'industrie 4.0] vont forcer les industriels à se poser la question parce que, pour que cela fonctionne, il va falloir ouvrir. Et cela posera toutes les questions de sécurisation de la donnée, de cybersécurité, etc.

La data vous sert elle aussi à répondre à la question de la réduction de l'empreinte environnementale industrielle ?

Il existe deux voies possibles pour réduire la consommation d'eau ou l'empreinte carbone d'un équipement. On peut jouer sur sa périphérie, c'est-à-dire utiliser plutôt un biogaz, de l'hydrogène décarboné ou de l'électricité décarbonée comme carburant. Nous le faisons en développant des solutions hybrides, permettant d'utiliser ces énergies renouvelables lorsqu'elles sont disponibles. On peut aussi capter les émissions, par exemple le CO2. C'est une méthode qui aboutit à un certain niveau de réduction des impacts, mais le plus efficace reste de travailler au coeur du procédé. Et c'est la manière dont nous abordons le sujet depuis toujours, car dans des activités de process comme les nôtres, le coût de l'énergie a toujours été un sujet. En matière d'émissions polluantes, des installations ont toujours été soumises à des normes ou des permis d'exploitation qui fixent un niveau maximal. Nous travaillons avec les plus grands acteurs de chacun de nos secteurs clients et nous devons leur fournir des installations au meilleur niveau mondial de performance énergétique et environnementale.

Et quel rôle pour le digital et la data en la matière ?

Sur ce sujet, nous atteignons un niveau supplémentaire de réduction de l'empreinte de nos produits avec le digital. Un très bon exemple, c'est l'acier, avec entre autres le process continu de recuit galvanisation des bandes d'acier. Ces lignes comptent sept postes principaux de process avec chacun son jumeau numérique. Jusqu'en 2020, chacun d'eux fonctionnait de manière indépendante avec son propre modèle, son propre jeu de données, car nous n'étions pas capables d'avoir un système de jumeaux numériques en temps réel pour intégrer les données de l'ensemble de la ligne.

Depuis, nous avons donc développé le logiciel Smart Line qui s'appuie sur la combinaison des sept jumeaux. En entraînant un modèle d'IA sur le fonctionnement réel d'une installation, nous avons pu lui enseigner les meilleures configurations pour réduire la consommation, et surtout faire en sorte que les jumeaux numériques fonctionnent de concert, grâce à une surcouche de machine learning qui leur donne des consignes cohérentes. Et c'est bien sûr aussi un développement conjoint entre Fives CortX et les équipes de l'acier.

Résultat, simplement en installant le logiciel sur un site qui consomme 150 mégawatts, nous économisions 8,3% d'énergie. Et nous avons aussi réduit la quantité de zinc déposée sur la bande d'acier pour la galvanisation. Mieux contrôler le process permet de prendre moins de marge sur l'épaisseur de cette couche tout en assurant toujours la quantité minimale garantie. Ce sont des tonnes de zinc économisées chaque mois. Sachant qui plus est que la production du zinc est elle-même un facteur d'émission, que c'est aussi du poids en moins sur les voitures, etc. Nous pourrons donc jouer de cette façon sur de nombreux facteurs successifs. Nous aurons d'ailleurs aussi moins de déchets, car nous avons une bien meilleure capacité à faire en sorte que 100% des bobines d'acier qui sortent de l'installation répondent aux spécifications commerciales de notre client.