Ancien de la Bred et de La Banque Postale, Philippe Cuvelier a rejoint le groupe Covéa en septembre 2022, en tant que DSI. Le groupe mutualiste, aux 24 000 salariés et aux 11,5 millions de sociétaires, regroupe trois marques majeures du marché français de l'assurance, Maaf, MMA et GMF. En 2022, il a généré un chiffre d'affaires de 22,7 Md€ (pour 896 M€ de bénéfices).
Depuis son arrivée, Philippe Cuvelier a initié la réorganisation de l'IT, avec la création de la DSIN, la Direction des Systèmes d'Information et du Numérique, un service de quelque 2000 personnes (et au moins autant de prestataires), réparties entre le Mans, Paris, Levallois, Niort, Chartres ou encore Saran. Une réorganisation qui vise notamment à améliorer la contribution de la DSI à la rentabilité du groupe, confronté à une hausse de la sinistralité due à la fréquence des catastrophes naturelles. « Nous devons accompagner les métiers par l'amélioration de l'efficacité de notre système et de ses apports, car l'ensemble de ces coûts ne peuvent être supportés par les clients », dit le DSI.
Quel était le mandat associé à votre arrivée dans le groupe ?
Philippe Cuvelier : Le mandat a été défini avec l'ensemble des directions générales. Il s'est construit à la fois sur une compréhension partagée des enjeux de Covéa, de ses marques et ses métiers et sur un certain nombre de convictions personnelles, forgées au cours de mes expériences précédentes, lors de programmes de transformation de systèmes d'information, mais aussi dès mon début de carrière, dans la construction de systèmes spatiaux. Dans ces environnements complexes, vous devez avoir une vision de l'orchestration et du découplage des sous-systèmes, ce qui n'existe pas à l'origine dans les SI des établissements financiers, complexifiant la transformation de ces derniers.
Et cette expérience avait son importance dans le contexte de Covéa. A mon arrivée, la stratégie SI était fortement orientée progicialisation, avec deux sous-systèmes traitant d'un côté la distribution et le CRM et de l'autre l'indemnisation. Une vision à compléter et difficilement réplicable, d'autant que le groupe possède trois marques avec des spécificités et des identités fortes, des clientèles et modèles différents. Imaginer un seul système d'information signifiait ramener tout le monde sur un modèle plus ou moins équivalent. Pour autant, la recherche de mutualisation est bien sûr stratégique pour que chacun bénéficie de la force du groupe Covéa. Pour être efficace, elle doit s'inscrire dans une vision d'architecture plus granulaire et modulaire et s'appuyer sur des technologies communes, en proposant à chaque métier pour ses parcours et ses processus des accélérateurs digitaux et des socles techniques partagés. Pour le legacy, les systèmes de gestion, je mise plutôt sur une APIsation que sur une refonte, ceci via une modularisation de l'existant et l'exposition des services associés. Ce qui permet de créer de nouveaux services et produits et de les exposer plus rapidement sur tous les canaux de distribution.
Ce qui signifie un maintien du mainframe ?
Nous voulons effectivement plutôt serviciser des transactions élémentaires du mainframe ou des accès aux données associées, pour continuer à bénéficier de sa robustesse et de ses performances et avoir plus de souplesse dans les couches de logique métier et de de parcours utilisateur et client. Et je ne suis pas persuadé que la question des compétences Cobol soit réellement la plus déterminante. D'abord le marché et la demande restent très étendus, et le problème de la pénurie de ressources me paraît davantage toucher d'autres technologies, comme les technologies client/serveur, L4G ou d'anciennes technologies objet. Par ailleurs, on sait désormais créer des passerelles entre le monde Cobol et Java, par exemple via Eclipse, en proposant un environnement unique de développement pour les deux langages. Enfin, l'alternative progicielle soulève des problématiques d'alignement des pratiques internes sur les processus de la solution, de coûts d'intégration et de montées de version. Sans oublier le contexte actuel qui voit les progiciels vous emmener vers le cloud à un rythme et des coûts que vous ne maîtrisez pas et souvent sur des souches logicielles différentes de celles existant on-premise. Que ce soit sur la mutualisation ou sur la progicialisation, les approches trop simplistes conduisent à une perte de valeur pour les métiers.
Le lancement de la DSIN, une réorganisation de la DSI de Covéa privilégiant le mode produit. Début 2024, un multiplex réunissait les 2000 personnes de la direction, basées au Mans, Paris, Levallois, Niort, Chartres, Saran et Strasbourg, pour lancer cette refonte. (Photo : Covéa)
Comment la refonte de l'organisation de la DSI de Covéa, qui vient juste d'être annoncée, vient-elle s'inscrire dans ce schéma ?
En premier lieu, nous sommes en miroir et en proximité des directions générales des marques et métiers ! Chaque direction solution de marque (l'équivalent des DSI au sein de Maaf, MMA et GMF, NDLR) est en charge de l'ensemble de son périmètre, à l'image de ce qui existe dans l'organisation métier, tout en s'appuyant sur les directions solution qui proposent les offres transverses métier (Assistance, Protection Juridique, ...), digitales et techniques. Il s'agit ici de proposer une réponse efficace aux attentes des métiers. Pour ce faire, chaque entité doit avoir la capacité à traiter ses sujets de bout en bout, comme dans un mode produit. Toutes les métriques que nous sommes en train de définir dans notre organisation IT contribuent aux objectifs et KPI des métiers. Le principe général, c'est d'amener les métiers à s'approprier ou se réapproprier leurs systèmes d'information. Ce qui est en soi un défi, car dans les grandes organisations, les métiers et départements se sont parfois sentis dépossédés ou laissés déposséder de leur SI. Notre but à terme, c'est que les métiers se sentent en gestion de leur système d'information, dans un cadre défini par la DSI, cadre qui garantira le bon fonctionnement, la sécurité, la cohérence et l'urbanisation.
Pour cela, cette réorganisation donne plus de poids à l'architecture, filière placée directement auprès du DSI. Et elle est présente au niveau des différentes entités de la DSI - celles rattachées aux marques, celle gérant les offres et services communs, celle en charge de la data, du digital et de l'IA et celle en charge de l'infrastructure -, avec un architecte d'entreprise dans chaque comité de direction pour chacune d'entre elles. L'architecture devient une culture diffusée dans toute l'organisation et ancre les pratiques décrites précédemment.
La réorganisation de la DSI s'appuie encore sur quelques autres principes directeurs : la volonté de transformer tout ce qui peut l'être vers le mode cloud notamment au travers d'un Cloud Service Provider interne, l'organisation de communautés de pratiques ou de compétences créant de l'horizontalité et, enfin, la valorisation de l'expertise et des compétences sur le delivery de projets et les opérations, en complément des parcours managériaux. D'où la présence des architectes d'entreprise, mais aussi de référents en matière de données, aux comités de direction.
Au coeur de cette transformation, on trouve l'organisation en mode produit des équipes. Est-ce que ce type d'organisation faisait déjà partie de la culture de Covéa ?
Les niveaux de maturité sur le sujet étaient assez hétérogènes, certaines équipes travaillant déjà en agile et gérant aussi parfois à la fois le build et le run. Donc une structure très proche d'un mode produit. Si nous ne visons pas le mode produit parfait, nous cherchons à progresser partout, dans toutes les entités de la DSI, et pas uniquement sur quelques poches préétablies. Typiquement, des domaines applicatifs uniront le build et le run, tout en restant dans un développement en cycle en V. Mais l'équipe pourra déjà arbitrer entre développement et production avec le métier, ce qui contribue à l'efficacité et à l'amélioration du rapport coûts/valeur.
« Notre programme d'internalisation s'est traduit par plus de 230 recrutements l'an dernier et nous en visons autant cette année. » (Photo : Covéa)
Dans cette transformation, nous allons mettre les feux sur les domaines où les métiers sont appétents, attirés par l'amélioration continue, comme l'indemnisation, le digital et sur les produits qui sont à la main de la DSI, comme les services d'infrastructures ou digitaux que sont par exemple la signature électronique ou la GED. Avec ces derniers, la difficulté réside dans la capacité à produire des services très industriels, très découplés, proposant de la compatibilité ascendante. Aujourd'hui, les premières équipes produit ont été définies.
Quelle sont vos objectifs et vos échéances sur cette transformation de l'organisation ?
Sur un horizon de trois à cinq ans, je vise environ 30% de l'ensemble de mes systèmes parvenant à un haut niveau de maturité produit.
Dans ce contexte, comment allez-vous faire évoluer vos effectifs et vos compétences ?
Nous avons un programme d'internalisation, avec plus de 230 recrutements l'an dernier et un rythme identique cette année. Notre DSI reste attractive par la diversité des projets qu'elle héberge et des technologies qu'elle manipule. Par ailleurs, elle est au service d'un métier de proximité qui a du sens et nous proposons des carrières dans différentes sites, en province ou en région parisienne.
En matière de cloud, quelles orientations avez-vous prises ?
Nous nous appuyons sur un cloud privé interne et, pour un certain nombre de services spécifiques - en particulier ceux demandant une importante puissance de calcul -, nous avons recours à Azure. L'atout principal du cloud réside dans l'automatisation et l'industrialisation, ce qui suppose de développer nativement pour le cloud, d'exploiter les fonctions de résilience, d'automatiser nos tests... Pour Covéa, l'enjeu se situe donc sur les nouvelles applications, qui doivent être construites avec ces logiques, et sur l'évolution de l'existant, où la question du replatforming doit être systématiquement soulevée pour accéder à ces gains. Sur le reste du SI, j'ai mieux à faire ! Sauf, évidemment, quand je suis tributaire des stratégies des éditeurs. Notons d'ailleurs qu'à ce stade, le passage dans le cloud des logiciels ou progiciels n'est un avantage démontré que pour les éditeurs de ces solutions. Ce sont eux qui mutualisent. De leur côté, les entreprises clientes rencontrent toujours des problèmes et des coûts importants sur les montées de version.
En 2023, les catastrophes climatiques ont coûté quelque 6,5 milliards d'euros aux assureurs français, troisième total le plus élevé dans l'Hexagone après 1999 et 2022. (Photo : Lionel Allorge)
Le rachat de VMware par Broadcom a-t-il joué un rôle dans cette stratégie cloud ?
Nous serions de toute façon allés vers les architectures cloud. Mais la question de la stratégie de virtualisation et de la maîtrise des coûts associés reste entière. Ce qui est le plus inquiétant avec la stratégie de Broadcom, en dehors de la question des tarifs, c'est l'absence d'évolution des produits rachetés et la diminution de la qualité du support.
Quels sont vos axes de travail pour maîtriser la dette technologique ?
La dette était auparavant traitée avant tout par l'âge technique des ressources. Aujourd'hui, nous nous basons davantage sur le coût et les risques. La dette est mesurée selon quatre critères : l'obsolescence fonctionnelle, mesurée par les métiers, l'obsolescence technique, la dette d'architecture et, enfin, la dette de compétences. C'est ce qui amène à prioriser les décisions, comme le replatforming de l'application.
Quels sont vos enjeux budgétaires et vos leviers pour les maîtriser ?
D'abord, notre direction financière se positionne comme une direction de la performance, la logique n'est donc pas purement budgétaire. C'est avec elle que nous travaillons à l'amélioration de la valeur produite par le budget consacré à la technologie. Par exemple via l'optimisation des processus, comme ce qui a été mené sur le parcours d'indemnisation GMF, par les recrutements, qui nous permettent de remplacer des prestataires donc de générer des économies, ou par la mutualisation de composants, comme celui dédié à l'authentification sur les espaces web ou celui dédié à la GED. Nous menons aussi un projet pour établir le montant de certaines indemnisations de gré à gré avec les clients ou une refonte de l'indemnisation chez MMA, qui nous permet de passer de trois outils à un seul et d'éviter les ruptures de processus.
Quelles sont vos priorités pour l'année qui vient ?
Evidemment, nous attendons les résultats de nos projets stratégiques, comme le déploiement du CRM effectué chez MMA et bientôt étendu à la MAAF, comme la refonte de l'indemnisation de MMA ou comme la généralisation du processus d'évaluation des dommages de gré à gré. S'y ajoutent les projets réglementaires, comme la facturation électronique ou la mise en place de Dora, qui nous engage à nous couvrir sur la gestion de nos fournisseurs. Mais, au-delà de ces projets, nous visons une amélioration de la rentabilité, dans un contexte de plus grande fréquence des événements climatiques extrêmes. Dans cette optique, la mise en place du mode produit, couplée à des indicateurs alignés sur les priorités métiers, apparaît comme un levier au service de l'amélioration de nos résultats. J'ajouterai qu'au sommet de ces priorités vient la gestion du risque cyber, un risque qui s'accroît en tendance, surtout alors que se profilent les JO !
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