Le serpent se mordrait-il la queue ? Confrontés à une recrudescence de refus de soins générés par l'IA de la part des compagnies d'assurance, les médecins passent à l'attaque en utilisant la même technologie pour automatiser leurs appels. L'autorisation préalable que les médecins doivent obtenir des compagnies d'assurance avant de fournir un service médical est devenue « un cauchemar », selon des experts. Aujourd'hui, il s'agit d'une course à l'armement en matière d'intelligence artificielle. « Et qui est perdant ? Oui, les patients », a expliqué le Dr Ashish Kumar Jha, doyen et professeur à l'École de santé publique de l'université Brown, et également coordinateur de la réponse Covid-19 de la Maison-Blanche en 2022 et 2023.

Qu'ils soient contre l'asthme, la perte de poids ou pour sauver la vie des personnes atteintes d'une maladie auto-immune ou même d'un cancer, des médicaments sont ainsi régulièrement refusés par les compagnies d'assurance. Les données montrent que les cliniciens contestent rarement plus d'une fois les refus, et une récente enquête de l'American Medical Association a fait ressortir que 93 % d'entre eux signalent des retards ou des perturbations des soins liés à l'obtention de ces fameuses autorisations préalables. « En général, tout médicament coûteux nécessite une autorisation préalable, mais les refus ont tendance à se concentrer sur les cas lorsque la compagnie d'assurance pense qu'une alternative moins chère est disponible, même si elle n'est pas aussi bonne », explique le Dr Ashish Kumar Jha. Selon le docteur, si l'autorisation préalable est un problème majeur depuis des décennies, ce n'est que récemment que l'IA a été utilisée pour « l'amplifier » et créer des refus par lots. Des rejets qui obligent les médecins à passer des heures chaque semaine à les contester au nom de leurs patients.

Jusqu'à 12h de travail administratif par semaine gagné

La GenAI est loin d'être étrangère à ce phénomène. Basée sur de grands modèles de langage alimentés par des quantités massives de données, cette technologie se forme au fur et à mesure qu'elle répond aux requêtes. « Ainsi, toutes les pratiques [des compagnies d'assurance] au cours des 10 à 15 dernières années qui consistaient à refuser de plus en plus de services, ont été intégrées dans des bases de données, entraîné leurs systèmes d'IA, et ont rendu leurs processus beaucoup plus rapides et efficaces pour les compagnies d'assurance », poursuit le Dr Ashish Kumar Jha. « Cela a suscité beaucoup d'attention au cours des deux dernières années. » Si l'utilisation d'outils d'IA par les compagnies d'assurance n'est pas nouvelle, le lancement de ChatGPT d'OpenAI et d'autres chatbots au cours des dernières années a permis à la GenAI d'alimenter une augmentation considérable des refus automatisés, ce que les analystes du secteur disent avoir vu venir. Il y a quatre ans, le cabinet d'études Gartner avait ainsi prédit qu'une « guerre allait éclater » entre 25 % des payeurs et des prestataires, en raison de la concurrence entre les transactions automatisées de demande de remboursement et d'autorisation préalable. « Nous avons maintenant la guerre des bots d'appel », a indiqué quant à elle Mandi Bishop, analyste IT et spécialiste en soins de santé chez le Gartner, lors d'une récente interview.

Le processus d'autorisation préalable est pénible pour tous les acteurs de la communauté des soins de santé, car il est manuel, les lettres faisant des allers-retours entre les télécopieurs. Par conséquent, lorsque les compagnies d'assurance maladie ont vu une opportunité d'automatiser ce processus, cela s'est avéré logique du point de vue de la productivité. Lorsque les médecins ont perçu le même besoin, les fournisseurs de technologies de dossiers médicaux électroniques ont sauté aussi sur l'occasion d'équiper leurs clients des mêmes outils de genAI. Au lieu de prendre 30 minutes pour rédiger une demande d'autorisation préalable de traitement, un bot peut ainsi la produire en quelques secondes. Étant donné que les demandes d'autorisation préalable initiales - et les appels ultérieurs - contiennent des preuves substantielles à l'appui d'un traitement basé sur le dossier médical du patient, les chatbots doivent être connectés au système de dossier médical pour pouvoir générer des demandes. EPIC, l'une des plus grandes sociétés de dossiers médicaux électroniques aux États-Unis, a par exemple déployé des outils genAI pour traiter les demandes d'autorisation préalable auprès d'un petit groupe de médecins qui les expérimentent actuellement. Plusieurs grands systèmes de santé testent également actuellement une plateforme d'IA de Doximity. Le Dr Amit Phull, responsable de l'expérience des médecins pour Doximity, qui fournit une plateforme avec une version de ChatGPT conforme à l'HIPAA, a déclaré que la technologie de l'entreprise peut réduire considérablement le temps que les cliniciens consacrent aux tâches administratives. Doximity revendique deux millions d'utilisateurs, dont 80 % sont des médecins. L'an dernier, l'entreprise a interrogé environ 500 praticiens qui pilotaient la plateforme et a constaté qu'elle pouvait leur faire gagner 12 à 13 heures par semaine en travail administratif.

« En huit heures de travail dans mes urgences, je peux voir entre 25 et 35 patients. Si j'étais très efficace et que j'économisais ces 12 à 13 heures, nous parlerions d'une augmentation significative du nombre de patients que je peux voir », fait savoir le Dr Amit Phull. Les médecins qui soumettent régulièrement des demandes d'autorisation préalable se plaignent que le processus est « délibérément opaque » et lourd, et qu'il peut parfois obliger les médecins à choisir un traitement différent pour leurs patients. De plus en plus souvent, ils sont souvent pris dans le cercle vicieux de la demande d'autorisation préalable, du refus et de l'appel - ce qui nécessite un suivi continu de la paperasserie tout en tenant le patient au courant de ce qui se passe. « Ce que nous avons essayé de faire, c'est de prendre cette technologie, de la former spécifiquement à la documentation médicale et d'y ajouter une couche de partage afin que les médecins puissent tirer parti des succès d'autres pairs », poursuit Dr Amit Phull. « Nous avons ensuite la possibilité de l'intégrer dans les technologies de nos autres plates-formes, comme la télécopie numérique. »

Une situation déjà grave avant l'arrivée de l'IA

Selon le Dr Jesse M. Ehrenfeld, ancien président de l'American Medical Association, la nécessité de réduire la charge de travail liée à l'appel des refus d'autorisation préalable n'a jamais été aussi importante pour les médecins. « Des montagnes de travail administratif, des heures d'appels téléphoniques et d'autres tâches de bureau liées à l'onéreux processus de révision ne privent pas seulement les médecins de leur temps de contact avec les patients, mais les études montrent qu'elles contribuent également à l'insatisfaction et à l'épuisement des médecins », a écrit le Dr Jesse M. Ehrenfeld dans un article publié en janvier pour l'AMA. Plus de 80 % des médecins sondés ont même déclaré que les patients abandonnaient leur traitement en raison des difficultés rencontrées avec les assureurs pour obtenir une autorisation. Et plus d'un tiers des médecins interrogés par l'AMA que les luttes pour l'autorisation préalable avaient entraîné de graves conséquences pour les patients dont ils s'occupaient, notamment des hospitalisations évitables, des événements mettant la vie en danger, des incapacités permanentes, voire la mort.

Le Dr Jesse M. Ehrenfeld a écrit en réponse à une nouvelle règle des Centers for Medicare & Medicaid Services (CMS) qui doit entrer en vigueur en 2026 et 2027 et qui rationalisera le processus d'approbation électronique des demandes d'autorisation préalable. En 2023, neuf États et le district de Columbia ont adopté des lois qui ont réformé le processus dans leur juridiction. Début 2024, il y avait déjà plus de 70 projets de réforme de l'autorisation préalable de différents types dans 28 États. Il y a quelques semaines le Dr Ashish Kumar Jha s'est présenté devant la National Conference of State Legislators pour discuter de l'utilisation de la genAI dans le cadre de l'autorisation préalable. Certains législateurs estiment que la solution consiste à interdire l'utilisation de l'IA pour les évaluations d'autorisation préalable. Dr Ashish Kumar Jha a toutefois déclaré qu'il ne considérait pas l'IA comme le problème fondamental. « Je considère l'IA comme un moyen d'aggraver les choses, mais la situation était déjà mauvaise avant l'IA », a déclaré Dr Ashish Kumar Jha. « Je pense qu'interdire l'IA revient à traiter le symptôme et non la cause. » Une autre solution proposée par les législateurs consisterait à obliger les compagnies d'assurance à divulguer les cas où elles utilisent l'IA pour automatiser les refus, mais le Dr Ashish Kumar Jha ne voit pas l'intérêt d'une telle mesure. « Tout le monde l'utilisera, donc chaque refus indiquera qu'il a été effectué à l'aide de l'IA », a-t-il déclaré. « Je ne sais donc pas si la divulgation sera utile. » Une autre solution proposée par les législateurs consisterait à impliquer les médecins dans la supervision de l'algorithme d'IA utilisé par les compagnies d'assurance. Mais le Dr Ashish Kumar Jha et d'autres ont déclaré qu'ils ne savaient pas ce que cela aurait pour conséquence si les médecins devaient superviser la formation des LLM et contrôler leurs résultats ou si cette tâche serait confiée à un expert IT. « Je pense donc que les États se lancent dans l'action et reconnaissent l'existence d'un problème, mais je ne pense pas qu'ils aient trouvé comment le résoudre », a expliqué Dr Ashish Kumar Jha.

Les outils d'IA, une bénédiction mitigée

Selon ce docteur, les décideurs politiques doivent avoir une vision plus large que celle d'une « bonne » ou d'une « mauvaise » IA, et la considérer plutôt comme une technologie qui présente des avantages et des inconvénients. En d'autres termes, son utilisation ne devrait pas être trop réglementée avant que les médecins, qui se méfient déjà de cette technologie, puissent en saisir pleinement les avantages potentiels. La plupart des organismes de soins de santé suivent lentement le déploiement de l'IA en raison des risques potentiels, tels que ceux liés à la sécurité et à la confidentialité des données, aux hallucinations et aux données erronées. Les médecins commencent à peine à l'utiliser, mais ceux qui le font sont devenus une minorité audible qui vante ses avantages, tels que la création de notes cliniques, le traitement avancé des documents et la génération d'options de traitement. « Je dirais que cela concerne moins de 1 % des médecins », a déclaré le Dr Ashish Kumar Jha. « S'il y a un million de médecins et que l'IA ne concerne que 1 % d'entre eux, cela fait 10 000 médecins qui utilisent l'IA. Et ils sont en train de parler publiquement de l'efficacité de cette technologie. On a l'impression que tous les médecins utilisent l'IA, alors que ce n'est pas le cas. »

L'an dernier, UnitedHealthcare et Cigna Healthcare ont fait l'objet de recours collectifs de la part de membres ou de leurs familles, alléguant que des entreprises avaient utilisé des outils d'IA pour « refuser à tort les demandes de remboursement de frais médicaux des membres. » Dans le cas de Cigna, les rapports affirment qu'elle a refusé plus de 300 000 demandes sur deux mois en 2022, ce qui équivaut à 1,2 seconde d'examen par demande en moyenne. UnitedHealthcare a utilisé une plateforme basée sur l'IA appelée nH Predict de NaviHealth. Le procès intenté à l'encontre de cette société affirmait que la technologie avait un taux d'erreur de 90 %, passant outre les médecins qui déclaraient que les dépenses étaient nécessaires d'un point de vue médical. Humana a également été poursuivie pour son utilisation de nH Predict. Selon Mandi Bishop du Gartner, les révélations issues de ces procès ont conduit le CMS fédéral et les fournisseurs de technologies de soins de santé à faire un examen de conscience. Les compagnies d'assurance maladie ont pris du recul. Depuis que les refus par lots ont attiré l'attention du Congrès, il y a eu une augmentation significative des soins de santé pour « approuver automatiquement » les demandes de traitement. Malgré cela, Dr Ashish Kumar Jha a déclaré que les refus par lots sont encore fréquents et que le problème risque de perdurer dans un avenir prévisible. « Nous n'en sommes qu'au début », a déclaré Dr Ashish Kumar Jha. « Je pense que les prestataires [de soins de santé] commencent tout juste à s'intéresser à l'IA. À mon avis, ce n'est que le premier round de la bataille entre l'IA et l'IA. Je pense qu'aucun d'entre nous ne pense que c'est terminé. Il y aura une escalade. La seule personne dont je n'ai pas parlé dans tout cela, c'est le patient ; c'est lui qui est totalement négligé dans tout cela. »