Chargé par la Commission européenne de préparer un rapport sur l'avenir de la compétitivité européenne, Mario Draghi s'est plié à ce délicat exercice. L'ancien banquier d'affaires (chez Goldman Sachs de 2002 à 2005) et président de la Banque centrale européenne (de 2011 à 2019) a ainsi remis à la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen non pas un mais deux rapports articulés autour d'une première partie consacrée à la stratégie de compétitivité de l'Europe, et d'une seconde proposant une analyse approfondie de la situation ainsi qu'une série de recommandations. « En raison de la lenteur de la diffusion des technologies au sein des industries, l'écart de croissance de la productivité de l'UE par rapport aux États-Unis était particulièrement prononcé dans les industries à très forte croissance de la productivité », peut-on lire dans le rapport qui pointe la nécessité pour le vieux continent de donner à ses membres les compétences dont ils ont besoin pour tirer parti des nouvelles technologies et faire en sorte que la technologie et l'inclusion sociale aillent de pair.
Le challenge apparait difficile à relever mais c'est loin d'être le seul. L'UE devrait ainsi veiller à ce que tous les travailleurs aient droit à l'éducation et à la formation continue, afin de leur permettre « d'assumer de nouvelles fonctions lorsque leur entreprise adopte des technologies, ou d'obtenir de bons emplois dans de nouveaux secteurs. » Le rapport rappelle par ailleurs que l'Europe reste également très dépendante des importations de technologies numériques et que concernant a production de puces, 75 à 90 % de la capacité mondiale de fabrication de wafers se trouve en Asie.
Marché de la chaine de valeur des semi-conducteurs par pays avec une erreur concernant la production de mémoire en Chine avec le fondeur SMIC. (crédit : SIA)
Si jusqu'à présent le principal moteur de l'écart de productivité croissant entre l'UE et les États-Unis a été le numérique, l'Europe pourrait bien continuer à se laisser distancer encore davantage dans les années à venir si elle ne réagit pas comme il faudrait. « L'Europe n'a pas su tirer parti de la première révolution numérique menée par l'Internet, à la fois en termes de création de nouvelles entreprises technologiques et de diffusion des technologies numériques dans l'économie. En fait, si l'on exclut le secteur technologique, la croissance de la productivité de l'UE au cours des vingt dernières années serait largement comparable à celle des États-Unis », indique le document. L'Europe apparait donc à la traîne en ce qui concerne les nouvelles technologies à même de stimuler la croissance à venir. Un constat au goût amer qui sonne comme un avertissement alors même qu'en France de nombreuses start-ups technologiques ont volé en éclat ces derniers mois sous la pression économique et un climat d'affaires devenu morose et qui s'est empiré avec les aléas de marché de plus en plus troublés par une conjoncture défavorable.
Environ 70 % des modèles d'IA fondamentaux ont été développés aux États-Unis depuis 2017 et trois hyperscalers américains (AWS, Microsoft Azure et Google Cloud) s'accaparent plus de 65 % du marché mondial et européen de l'informatique cloud, rappelle Mario Draghi, sachant que le plus grand opérateur de cloud européen (Deutsche Telekom) ne représente que 2 % du marché de l'UE. « L'informatique quantique est en passe de devenir la prochaine innovation majeure, mais cinq des dix premières entreprises technologiques mondiales en termes d'investissements quantiques sont basées aux États-Unis et quatre en Chine », poursuit le rapport. Mais si aucune n'est basée dans l'UE et si certains secteurs numériques sont probablement déjà « perdus », l'Europe aurait encore la possibilité de tirer parti des futures vagues d'innovation numérique. « Le désavantage concurrentiel de l'UE s'accentuera probablement dans le domaine de l'informatique cloud, car le marché se caractérise par des investissements massifs et continus, des économies d'échelle et de multiples services offerts par un seul fournisseur. » Tout n'est pas perdu pour autant : les entreprises européennes auraient ainsi tout intérêt à garder la main sur des domaines liés au cloud souverain. « L'IA générative est une technologie en évolution dans laquelle les entreprises de l'UE ont encore la possibilité de se tailler une place de premier plan dans certains segments », note le rapport. En France, un exemple de premier plan est sans aucun doute MistralAI qui a réussi à diffuser ses LLM chez de nombreux fournisseurs américains notamment. Et ce n'est pas tout : l'Europe occupe une position forte dans le domaine de la robotique autonome, avec environ 22 % de l'activité mondiale, et dans celui des services d'IA, avec environ 17 % de l'activité. « Mais les entreprises numériques innovantes ne parviennent généralement pas à se développer en Europe et à attirer des financements, ce qui se traduit par un écart considérable entre l'UE et les États-Unis en matière de financement à un stade ultérieur », prévient Mario Draghi.
Position comparée de l'Europe par rapport aux Etats-Unis et à la Chine en matière de spécialisation technologique. (crédit : Commission européenne)
Pour soutenir ses ambitions dans le cloud et l'IA, l'UE doit viser une position forte au cours des cinq prochaines années principalement dans des secteurs industriels clés, tels que la fabrication de pointe et la robotique industrielle, la chimie, les télécommunications et la biotechnologie, sur la base d'un ensemble de grands modèles linguistiques et de modèles verticaux sectoriels élaborés par l'UE. Mais aussi développer les capacité de calcul et du réseau Euro-HPC pour servir à la fois la science et la recherche, ainsi que les entreprises; conserver le contrôle de la sécurité, du chiffrement des données et des capacités de résidence au sein des entreprises et des institutions de l'UE et faciliter la consolidation des fournisseurs d'informatique cloud, et développer l'excellence de la recherche dans le domaine de l'informatique quantique et coupler les installations de calcul intensif avec des laboratoires d'essais dans ce domaine.
Soutenir les ambitions technologiques en matière de souveraineté numérique, cloud, chiffrement, semi-conducteurs... est une chose, mais trouver les moyens financiers pour les atteindre en est une autre. Et là, le rapport ne fournit pas de recette miracle mais se contente de rappeler quelques engagements tels que des investissements totaux d'environ 100 Md€ pour le déploiement des puces industrielles. Sachant que l'Europe et ses Etats membres ne peuvent pas tout et espèrent bien embarquer les entreprises et financiers privés dans cette grande aventure en particulier dans le domaine clé des réseaux en ayant pour objectif d'accroître l'investissement privé dans les réseaux numériques (5G autonome et fibre), en soutenant la consolidation des acteurs et des infrastructures, et le leadership dans les domaines stratégiques (par exemple les infrastructures, l'O-RAN, l'edge computing, la normalisation des API de réseau, IoT et autres services commerciaux M2M). Plus difficile à faire qu'à dire : « Pour numériser et décarboniser l'économie et accroître notre capacité de défense, la part de l'investissement en Europe devra augmenter d'environ 5 points du PIB pour atteindre les niveaux observés pour la dernière fois dans les années 1960 et 1970. C'est sans précédent : à titre de comparaison, les investissements supplémentaires réalisés dans le cadre du plan Marshall entre 1948 et 1951 représentaient environ 1 à 2 % du PIB par an. » Reste plus maintenant qu'à trouver les investisseurs suffisamment avertis pour financer ce plan Marshall 2.0...
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