Déjà passé au scanner par la Cour des comptes en 2018, le projet Linky fait l'objet d'un droit de suite de la part de la juridiction administrative et financière, qui dresse un bilan d'un programme qui est presque parvenu au bout de sa phase de déploiement en deux temps, la première, intensive, s'étant étalée de 2015 à 2021, la seconde - dite de « déploiement diffus » - s'étirant de 2022 à 2024. Sur les attendus principaux, c'est plutôt un satisfecit qui ressort du rapport de la Cour des comptes.

D'abord, Enedis a atteint son taux de déploiement cible, fixé à 90% du parc français de compteurs à la fin de 2021. Soit, à cette échéance, 34 millions de compteurs posés. Et cette campagne de déploiement s'est effectuée à coûts maîtrisés. « L'installation en masse des compteurs entre 2016 et 2021 a été réalisée à un coût inférieur de 18% par rapport à la prévision initiale (à 3,9 Md€, NDLR), notamment en raison des économies constatées au titre des conditions d'achat et de pose des compteurs », écrivent les sages de la rue Cambon, qui chiffrent cette contraction des dépenses à 880 M€. C'est l'efficacité de cette première phase qui explique à elle seule le bilan financier positif du programme, la période de déploiement diffus se soldant par 602 M€ de dépenses supplémentaires, soit bien plus que les 450 M€ escomptés. Si on y ajoute le coût de l'expérimentation du programme (147 M€), le programme Linky aura coûté au total 4,6 Md€.

SI : un dérapage de plus de 60% du budget

Si la facture finale est globalement inférieure à l'estimation de départ (proche de 5 Md€), ce n'est pas grâce aux systèmes d'information qui ont coûté bien plus chers que les prévisions. Les investissements informatiques, liés à la construction du dispositif de comptage et de télégestion des compteurs (système d'information central ou SIC), au pilotage de la campagne de déploiement et à l'adaptation des SI de facturation et de gestion clients, ont pesé 450 M€, au lieu des 273 M€ attendus. « Enedis explique la hausse des coûts d'investissement par le renforcement des exigences de fiabilité, de sécurité et d'adaptabilité du système d'information », écrit la Cour des comptes.

Pour expliquer le dérapage des budgets SI de Linky, Enedis pointe notamment les dépenses issues de la mise en oeuvre de NIS. Argument qui ne convainc qu'à moitié la Cour des comptes.

Le gestionnaire du réseau électrique pointe en particulier la directive NIS et sa désignation en tant qu'opérateur de services essentiels. Mais la Cour des comptes attribue aussi ces dépassements à une sous-estimation des adaptations nécessaires en raison de la hausse du volume des données collectées et à des difficultés dans l'interfaçage des SI d'Enedis avec ceux des fournisseurs. Selon la rue Cambon, « la question de la fiabilité de l'évaluation initiale des développements nécessaires, dont ceux concernant l'interopérabilité des systèmes, peut donc être posée sachant que les objectifs et exigences étaient pourtant identifiées au regard de ceux assignés aux compteurs et des demandes des fournisseurs ».

La fraude est toujours là

Malgré ces aléas, Enedis reste le grand bénéficiaire de l'opération, note le rapport. D'abord en raison des conditions financières très avantageuses qu'il a obtenues de la CRE (Commission de régulation de l'énergie). « Les modalités de financement du programme, assises notamment sur un taux de rémunération de base élevé et garanti jusqu'en 2041, dérogent à la rémunération habituelle des actifs régulés d'Enedis », dénonce la Cour des comptes, qui avait déjà pointé ce sujet en 2018 et évalue le cadeau à 311 M€ sur la seule période 2016-2023. Outre cette rémunération garantie des charges de capital, la CRE a mis en place un mécanisme de régulation incitative propre à Linky et basé sur trois critères : coûts, délais et qualité du système de comptage. Objectifs tous allègrement dépassés. « Sur ce point, le régulateur n'a pas donné suite à la recommandation de la Cour en 2018 qui visait à réduire la rémunération maximale dont pouvait bénéficier Enedis qui a ainsi pu bénéficier 'à plein' des bonus (plus de 400 M€ entre 2016 et 2022) », regrettent les auteurs du rapport.

Si la mise en oeuvre a été efficace et si les conditions de celle-ci sont favorables à Enedis, certains gains d'efficacité mis en avant au lancement du projet, en 2014, semblent largement surestimés. Certes, le déploiement de Linky se traduit par des bénéfices très concrets pour Enedis : division par cinq des réclamations clients - et ce, en intégrant celles liées à la pose du compteur communicant -, réduction à 0,3% de la part des interventions nécessitant le déplacement d'un technicien ou encore géolocalisation accélérée et à distance des pannes. Mais les objectifs sont loin d'être atteints en ce qui concerne la maîtrise des pertes dites non techniques, correspondant à l'énergie consommée et non facturée, que ce décalage provienne de dysfonctionnements ou de fraudes. Précisément, selon la Cour des comptes, la pose des Linky n'a pas suffi à éradiquer la fraude, Enedis évaluant son coût à 275 M€ en 2023. « Grâce au système communicant, 150 000 compteurs ayant fait l'objet d'une intervention frauduleuse ont été identifiés de façon quasi-certaine », note toutefois la rue Cambon, qui ajoute que le distributeur a prévu un plan d'action sur ce sujet.

5% de gains sur les charges d'exploitation d'Enedis

Cette seule question suffit à ramener la valeur du projet à zéro au sein d'Enedis, selon les dernières évaluations de la société en 2023. Et ce, alors même que les réductions de coûts liés à la relève et aux interventions sont supérieures aux estimations initiales, avec un gain cumulé de 114 M€ sur la période 2017-2024. Sur l'année 2024, la Cour des comptes estime que Linky aura permis à Enedis d'économiser 5% de ses charges d'exploitation.

Les auteurs du rapport se penchent également sur les promesses de bénéfices faites au lancement du programme, notamment celle constituant à restituer aux consommateurs - sous la forme d'un meilleur service, de simplifications des raccordements et d'une baisse des factures - les bénéfices constatés sur l'activité d'Enedis. Certes les consommateurs ont pu tirer certains avantages du programme, comme la diminution des coûts de petites interventions devenues téléopérables (pour une économie cumulée de 83 M€ sur la période 2017-2021), comme la réduction des anomalies de comptage ou erreurs de facturation ou encore comme le raccordement simplifié des producteurs d'électricité individuels (photovoltaïque notamment). Certes encore, les prestations téléopérées, réalisées en une journée, sont bien plus rapides qu'auparavant.

Transformer le consommateur en acteur : un voeu pieu

Mais les promesses de maîtrise de la demande d'énergie à travers l'information du consommateur, afin de l'inciter à décaler ses usages hors des périodes de tensions sur le réseau tout en réduisant sa facture d'électricité, semblent largement relever du fantasme. Quant aux nouveaux services apportés aux consommateurs par les fournisseurs d'électricité, ils restent décevants, pour ne pas dire inexistants, selon la Cour : « les offres commerciales innovantes se heurtant à la préférence des consommateurs pour des prix fixes ou prévisibles comme le sont les tarifs réglementés », juge-t-elle.

La libéralisation du marché de la vente au détail devait ainsi permettre l'apparition de plages tarifaires plus sophistiquées que les modulations standards de type heures pleines / heures creuses (HP/HC). Mais « très peu de fournisseurs utilisent les fonctionnalités innovantes de Linky comme les 10 index disponibles pour les fournisseurs ou la fonctionnalité de pointe mobile qui permet d'envoyer des signaux tarifaires beaucoup plus fins que les classiques HP/HC et potentiellement beaucoup plus proches du temps réel », regrette la Cour. Bref, Linky reste avant un outil de gestion efficace du réseau au service d'un opérateur, Enedis.