A l'horizon 2024 ou 2025, tous les ressortissants non européens entrant dans l'Union devront être enregistrés dans un système d'information appelé EES (Entry/Exit System), l'équivalent bruxellois de l'Esta américain. Si la réforme peut sembler anodine, elle va transformer le contrôle des documents de voyage aux frontières de l'espace Schengen, donc la circulation du public dans les lieux concernés. Cette perspective a été anticipée par GetLink, l'exploitant du tunnel sous la Manche et des terminaux passagers et fret routier de Coquelles (Pas-de-Calais) et de Folkestone (Kent, dans le sud-est de l'Angleterre), via l'usage d'un jumeau numérique. En plus de la responsabilité de la maintenance du tunnel, l'entreprise transporte, chaque année, plus de 21 millions de passagers en navette entre les deux terminaux.
Une vue aérienne du terminal de Coquelles, dans le Pas-de-Calais. L'arrivée de l'EES impose de revoir les parcours des passagers sur le site. (Photo : D.R.)
Rejouer des journées de fort trafic
« L'utilisation de cette technologie vise à nous projeter dans le monde de l'EES afin de garantir le temps de parcours de nos clients et la fluidité des embarquements », indique Denis Coutrot, le chief data officer de GetLink. Démarré durant l'été 2022, ce projet a livré de premières simulations dès la fin de cette même année. Objectif prioritaire : effectuer des arbitrages sur le design des bâtiments où seront effectués les futurs contrôles. « Par exemple, faut-il prévoir deux voies d'accès en entrée du bâtiment ? Et en sortie ? Sans oublier d'intégrer une complexité inhérente à l'activité et au contrôle : les usagers arrivent dans les terminaux dans un véhicule, mais les contrôles s'effectuent personne par personne, hors de celui-ci », détaille le CDO.
La modélisation des parcours passagers et du fret dans l'outil de simulation retenu par GetLink. (Photo : D.R.)
Mise au point sur Aimsun - logiciel souvent exploité pour simuler le trafic dans les villes et adapté aux besoins de GetLink -, la solution permet de rejouer des journées à fort trafic (autour de 7 000 véhicules), afin de valider que les futures infrastructures encaisseront bien la charge. Pour ce faire, l'exploitant du tunnel sous la Manche s'appuie sur un vaste patrimoine de données. La société dispose ainsi des horaires d'enregistrement de ses clients, mais aussi des images capturées par les caméras Lapi (Lecture automatisée de plaques d'immatriculation). « Nous disposons ainsi des temps de passages sur les différents segments des terminaux, résume Denis Coutrot. Ce sont ces données qui ont été utilisées pour calibrer le jumeau numérique. Ceci fait, nous avons pu faire dériver le modèle, en faisant évoluer l'offre - par exemple avec des voies d'accès supplémentaires -, en ajoutant le bâtiment dédié à l'EES ou en étudiant les effets d'une progression de la demande. »
Un prolongement sur des problématiques opérationnelles
« La solution est en mesure d'intégrer directement des plans CAD issus de l'ingénierie, propose des sorties vers les outils analytiques et des simulations 2D et 3D en temps réel, une interface qui facilite la communication autour des difficultés rencontrées », détaille Denis Coutrot. Sur ce dossier, les arbitrages sur les aspects essentiels, comme l'implantation d'un bâtiment suffisamment dimensionné pour assurer la fluidité des contrôles, relevaient du PDG et du directeur financier de l'entreprise. Cette étape de design des terminaux prêts pour l'EES est aujourd'hui achevée : « nous sommes en train de couler les dalles de béton des futurs bâtiments dédiés aux contrôles », pointe le CDO. Le jumeau est désormais utilisé pour modéliser les changements de poste au contrôle douanier, terrain sur lequel GetLink se mue en fournisseur de données pour le ministère de l'Intérieur.
Le modèle 3D issu du jumeau numérique, une interface clef pour échanger sur les grands enjeux d'évolution des terminaux avec les décideurs de l'entreprise. (Photo : D.R.)
Au-delà de cette reconfiguration des terminaux de Coquelles et surtout de Folkestone (le plus petit et celui portant les enjeux les plus importants, car il est appelé à recevoir de nombreux contrôles EES de primo-accédants à l'UE), le jumeau numérique sert également à étudier des problématiques propres à l'exploitation. Comme la question de l'optimisation des contrôles des passeports vétérinaires des animaux. Ou celle de l'équilibrage des segments de clientèle dans l'activité de fret sur le Shuttle. « Nous aimerions aussi apporter une aide à la décision dans les arbitrages concernant les taux de chargement des navettes », indique le CDO, qui anime une équipe d'une trentaine de personnes spécialisées sur la data. Pour répondre à ces différents besoins, GetLink - qui a réalisé un chiffre d'affaires de 1,6 Md€ en 2022 (dernière année fiscale publiée) - a modélisé neuf parcours clients différents, correspondant tant à des situations différentes vis-à-vis de l'EES (première demande, demande subséquente, personne non concernée) qu'à des segments de clientèles (standard, premium et avec animaux).
Un jumeau numérique du tunnel ? « Titanesque »
« Nous utilisons également le jumeau pour réaliser des retours d'expérience des journées passées, en simulant des solutions de contournement face aux difficultés rencontrées », indique Denis Coutrot. Une boucle d'amélioration continue mise en place au sein de la direction des opérations routières et ferroviaires, qui héberge les deux utilisateurs actuellement formés sur la technologie Aimsun. Le jumeau va encore être prochainement exploité pour mieux dimensionner l'offre en fonction des prévisions de trafic, très variable d'un jour sur l'autre. Et servir, enfin, à imaginer les futurs aménagements des terminaux, dans le cadre d'un projet baptisé Terminal 2030. « En nous basant sur les irritants structurels que nous remontent les clients, nous pourrons tester les différentes hypothèses d'évolution », dit le CDO.
Denis Coutrot, le Chief Data Officer de GetLink : « Nous utilisons également le jumeau pour réaliser des retours d'expérience des journées passées. » (Photo : R.F.)
Cette première expérience concluante pourrait-elle pousser GetLink à concevoir un jumeau du tunnel lui-même ? Le CDO écarte l'hypothèse. « Évidemment, nous aimerions bien, mais ce serait un travail titanesque », dit Denis Coutrot. Ce dernier préfère aborder le sujet comme une multitude de micro-problèmes spécifiques. « Le rail est un sujet en soi, tout comme le contact rail/roue ou les caténaires, précise le CDO. Je n'imagine pas un grand jumeau numérique, mais plutôt une succession de jumeaux ciblés sur ces enjeux clefs. » Ce qui suppose de développer les domaines de données associés.
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