En novembre dernier, l'Américain Broadcom mettait la main sur son compatriote VMware, pour la coquette somme de 61 Md$, auxquels s'ajoutent la reprise de la dette de 8 Md$ du spécialiste de la virtualisation. Soit 69 Md$ en tout que Broadcom entend rembourser par une progression de sa marge de 8,5 Md$ par an. Un véritable séisme pour les entreprises. Parce que d'une part VMware est le standard de facto des environnements IT virtualisés, la norme dans les productions informatiques : au sein du Cigref par exemple, 100% des membres exploitent la technologie. Et parce que d'autres part, les méthodes de Broadcom ne sont que trop connues des DSI, qui ont déjà vécu les rachats par cet acteur de CA et de Symantec, avec des conséquences brutales sur les politiques de licensing.

« Tout ce que l'on avait prévu lors de l'annonce du rachat de VMware est en train de se passer », résume Guillaume Geudin, directeur du département performances achats du cabinet Elée, spécialisé dans la gestion des dépenses logicielles et cloud. Avec d'abord la modification unilatérale des conditions de licensing : le passage à un modèle de souscription, l'obligation de se tourner vers un bundle de technologies (VCF, VMware Cloud Foundation) quels que soient ses usages ou encore le changement de métriques pour le calcul des tarifs (du CPU au coeur de processeur). « Ce sont les ficelles habituelles de l'industrie du logiciel, mais elles sont ici trop grosses et mises en oeuvre dans un timing trop court, sans prise en compte de l'historique, pour ne pas entraîner une vive réaction », reprend Guillaume Geudin. La conséquence première : une explosion de la facture. « Les multiples témoignages que nous avons recueillis montrent une multiplication des prix comprise entre 3 et 12 », résume Henri d'Agrain, le délégué général du Cigref.

Résiliation des contrats existants : la goutte d'eau

Une explosion vécue par exemple par l'Université de Lille. Les usages de la technologie VMware au sein de l'établissement (notamment le déploiement en métrocluster et la micro-segmentation) l'obligent à basculer sur la licence VCF, la plus chère. Le passage d'une facturation aux CPU à un tarif aux coeurs de processeurs est également très défavorable pour l'organisation. « On se retrouve dans la pire des situations, avec une première facture représentant une multiplication par 12 du budget VMware », résume Cédric Foll, le chief digital officer. Après des discussions complexes - du fait notamment du turnover chez les commerciaux VMware -, l'Université de Lille aboutit à une nouvelle proposition de l'éditeur, représentant une multiplication par 3,5 de la facture, contre un engagement de 3 ans. « Grâce à un taux de remise plus important », précise Cédric Foll. Mais à condition de shunter le marché national, passé par la Cellule nationale logicielle du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, que l'Université de la capitale des Flandres exploite jusqu'à présent.

Pour amener les entreprises à accepter au plus vite ses nouvelles conditions, VMware, repris en main par Broadcom, brandit une autre arme : la résiliation des contrats existants. Une mécanique que décrypte François-Pierre Lani, avocat associé au cabinet Derriennic et bon connaisseur des méthodes de Broadcom : « en novembre, les contrats passés par VMware avec ses distributeurs ont été résiliés, l'éditeur annonçant dans le même temps que leur nombre serait réduit drastiquement, passant d'environ 200 à 30. Charge ensuite aux distributeurs de résilier les contrats de leurs clients, en en supportant ainsi le risque juridique. »

Une situation vécue là encore par l'Université de Lille, comme le raconte Cédric Foll, qui indique avoir commencé les discussions avec VMware en 2023, ce dernier garantissant alors le maintien des licences existantes. « Mais, début 2024, nos interlocuteurs sont revenus avec de nouvelles modifications se traduisant par la fin des licences perpétuelles et par celle du support sur les licences existantes. Alors que nous utilisons la technologie depuis 2012 et que nous avons encore acquis des licences en 2023 », s'insurge le CDO.

Clauses jetées aux orties

« De très grandes entreprises peuvent se retrouver dans des situations désagréables, et pas seulement à cause de l'augmentation des prix. Car si elles refusent de payer, elles font face à une résiliation immédiate de leur contrat, avec les risques associés sur la maintenance de leur système d'information », confirme Victor Champey, avocat associé chez Bérénice, cabinet spécialisé en contentieux des affaires.

François-Pierre Lani, avocat associé au cabinet Derriennic : « Le passage de la licence perpétuelle à la souscription a été introduit sans négociation au cas par cas, ce qui aurait permis d'amener chaque entreprise à adopter le nouveau modèle en douceur. » (crédit : IT News Info)


Cette remise en cause de relations commerciales bien établies est également soulignée par Guillaume Geudin. Selon lui, certains commerciaux VMware indiquent à leurs clients ne plus vouloir respecter les contrats existants, notamment en matière de crédits HPP (Hybrid Purchasing Program, des crédits de consommation à activer au fil du contrat, NDLR) et de capacités d'extension des contrats. « Or, les entreprises disposent souvent de clauses permettant de prolonger la durée de vie de leur contrat d'un ou deux ans. L'éditeur refuse désormais de respecter ces clauses arguant que ses conditions commerciales ont changé », reprend le spécialiste.

Brandir l'arme du référé

D'après notre enquête, c'est ce tour de vis qui a réellement crispé le marché, poussant des organisations à envisager des actions en référé contre VMware, une procédure en urgence devant un tribunal de commerce visant à obliger l'éditeur à respecter les contrats existants. « Le changement de modèle, avec un passage de la licence perpétuelle à la souscription, a été introduit sans négociation au cas par cas, ce qui aurait permis d'amener chaque entreprise à adopter le nouveau modèle en douceur. Le choix qui a été fait par Broadcom est celui de la brutalité, sûrement aux fins d'atteindre plus rapidement un ROI sur le rachat de VMware », indique François-Pierre Lani.

Chez Elée, Guillaume Geudin confirme manier l'arme du référé pour faire respecter les contrats existants. Idem au sein du cabinet d'avocats Derrienic. « Les résiliations unilatérales ont poussé plusieurs entreprises à nous demander de préparer des référés contre l'éditeur, car la clause de résiliation du contrat ne prévoit rien de tel, indique François-Pierre Lani. Seule une URL renvoie vers une page sur laquelle VMware dit s'arroger le droit de modifier unilatéralement le portefeuille fonctionnel et de décider d'arrêts de maintenance. » Au total, une petite dizaine de dossiers de ce type liés à Broadcom sont actuellement traités par le cabinet Derriennic. Dont trois touchant des sociétés technologiques, qui vendent des services basés sur VMware. « Ces sociétés disposent d'une clause leur permettant d'étendre leurs capacités. Mais, depuis novembre dernier, VMware refuse de l'activer », indique François-Pierre Lani.

Se donner du temps pour négocier

« Nous allons vers des contentieux devant les tribunaux de commerce », abonde Victor Champey (cabinet Bérénice). Et d'indiquer lui aussi que les premiers contacts avec des entreprises se sentant flouées concernent tant des petites structures, des prestataires technologiques qui ont misé sur la technologie VMware et voient leur survie même mise en péril, que des grands groupes contestant les augmentations brutales imposées par l'éditeur. « Nous avons commencé le travail d'analyse du contrat VMware, sachant que chaque cas est spécifique et dépend du degré d'utilisation des technologies de l'éditeur ou encore du rapport de force entre les deux parties », reprend l'avocat.

« Des entreprises ou des organismes publics ont décidé d'engager des référés auprès du tribunal de commerce de Paris afin d'obliger Broadcom à ne pas rompre les relations contractuelles et à exécuter les clauses prévues au contrat », résume Henri d'Agrain. A ce stade, selon nos informations, aucun dossier n'est toutefois arrivé devant le juge, les parties maintenant pour l'instant la négociation ouverte. « Notre stratégie consiste à préparer des référés tout en discutant avec Broadcom. Pour l'instant, nous arrivons à négocier une suspension de la résiliation de la maintenance sur l'année 2024, ce qui laisse le temps de négocier un nouveau contrat », illustre François-Pierre Lani. Même si cette renégociation va se traduire par une hausse de prix significative (à minima une multiplication par trois). « Et par un déséquilibre flagrant des droits et devoirs des parties dans les contrats types », reprend l'avocat.

Une réaction politique timorée

Car, au-delà des actions en référé, les nouvelles conditions dictées par l'éditeur américain interrogent également. « L'article L442-1 du Code de commerce fournit aux entreprises une boîte à outils pour se défendre, souligne Pauline Daraux, avocate associée au sein du cabinet Bérénice. Notamment pour plaider le déséquilibre significatif des droits et devoirs des parties, la rupture brutale de relations commerciales bien établies, l'obtention d'avantages sans contrepartie - par exemple quand un fournisseur vous impose de souscrire à un service que vous ne demandez pas - ou l'abus de dépendance économique vis-à-vis d'un co-contractant. »

Face à la fronde, le CEO de Broadcom a lâché un peu de lest dans un billet de blog, publié mi-avril, promettant notamment la portabilité des licences VCF entre les datacenters sur site et le cloud. (Photo : Broadcom)

Pour les avocats du cabinet Bérénice, il s'agit là d'un moyen opérant de se défendre, même si le temps judiciaire doit être intégré au planning global couvrant l'évolution des relations avec VMware et celle de l'usage de ses technologies. « Les décisions des tribunaux peuvent annuler le contrat ou forcer, sous astreinte, la continuité d'un service. Sans oublier le fait que la remise en cause judiciaire d'un contrat peut avoir des effets rétroactifs comme la condamnation au remboursement de sommes que le juge estime indues. Dans un dossier récent, nous avons ainsi obtenu la restitution de loyers pour plusieurs millions d'euros », relève Victor Champey.

« L'argumentation de Broadcom repose sur une fiction juridique, qui consiste à affirmer que le même code source serait différent selon que vous le vendez sous licence perpétuelle ou via une souscription. Si l'Union européenne n'est pas capable de pointer ce type de comportement, cela ne fera qu'alimenter le scepticisme vis-à-vis des institutions européennes », dit de son côté Henri d'Agrain. Pour le Cigref en effet, l'affaire VMware ne se limite pas à un sujet de droit. « Nous assistons à un transfert de valeur totalement stérile de l'économie européenne vers l'économie américaine. Et derrière cette ponction illégitime (estimée à 15 Md€ sur deux ans par le Cigref, NDLR), se cachent deux autres enjeux politiques : le risque de contagion à d'autres éditeurs et l'éthique des affaires en France et en Europe », reprend Henri d'Agrain.

Force est toutefois de constater que la réponse politique reste bien timorée. L'Europe a certes interrogé Broadcom sur ses pratiques, recevant mi-avril une réponse via un billet de blog du Pdg de l'éditeur, Hock Tan. Mais sans réels effets. En France, la réaction des autorités frise le silence total, la question au gouvernement du député Philippe Latombe n'ayant à ce stade reçu aucune réponse de la part de la secrétaire d'Etat au numérique, Marina Ferrari.

« Une première brèche pour s'y engouffrer »

Cette absence de réaction confronte les entreprises aux limites du droit. Comme l'impossibilité d'agir juridiquement au niveau européen, les obligeant à avancer en ordre dispersé. Ou comme l'inexistence en France d'une forme d'action de groupe sur ce genre de sujets. « Dans le cas de Broadcom, de nombreuses entreprises attendent qu'une brèche judiciaire soit ouverte par un premier plaignant pour s'y engouffrer », dit Pauline Daraux. D'où l'intérêt de l'éditeur d'éviter la création d'un précédent. Ce qui laisse aux entreprises un levier d'action pour négocier.

Standard de fait des environnements virtualisés, les technologies VMware disposent d'une certaine avance technologique par rapport aux alternatives techniques. (Photo : VMware)

« La stratégie consiste à viser un objectif raisonnable d'un an d'extension, pour permettre aux entreprises de s'acheter du temps et de travailler sur une stratégie de décommissionnement à 2 ou 3 ans », résume François-Pierre Lani. Plutôt qu'une course de vitesse, l'arme du référé que brandissent certaines entreprises apparaît donc comme une simple étape dans ce que Guillaume Geudin décrit comme un marathon : « Les clients espèrent trouver un accord, qui leur permettra de gagner du temps et de limiter la casse le temps de sortir des projets et de couper des maintenances. Nous conseillons de mener à court terme un inventaire du parc VMware et de se lancer dans une recherche d'alternatives technologiques. Mais réduire l'empreinte de VMware dans le système d'information sera long. » Le directeur du département performances achats du cabinet Elée estime, lui, qu'il faudra bien entre 3 et 5 ans pour y parvenir.

L'avance technologique de VMware

Et ce d'autant plus que les alternatives techniques souffrent de la comparaison. « Elles ne sont pas au même niveau. C'est pourquoi nous avons demandé à la Commission européenne de mobiliser le PIIEC Cloud (un programme doté de 2,6 milliards d'euros, dont 1,2 milliard d'euros de financement public, NDLR) pour développer en urgence des alternatives crédibles à VMware », dit Henri d'Agrain. A l'Université de Lille, Cédric Foll reconnaît les difficultés pratiques que pose la recherche d'alternatives techniques : « nous avons commencé à travailler dans l'urgence sur ce sujet. Mais nous avions sous-estimé l'avance technologique dont dispose VMware. »

Mise à jour le 27/05 à 14h20

Suite à la publication de cet article, nous avons reçu la réponse suivante de Broadcom :

« Nous avons baissé les prix des produits VMware, réduisant considérablement les coûts des clients grâce aux économies réalisées sur l'infrastructure, les installations et la productivité de la main-d'oeuvre par rapport au public cloud. Plus largement, nous avons poursuivi la transition vers la pratique standard du secteur, à savoir un modèle d'abonnement par licences. Cette transition, qui a commencé en 2018, peut entrainer un changement dans le calendrier des dépenses des clients et dans l'équilibre de ces dépenses entre investissement et exploitation.

Nous avons également standardisé l'unité de mesure de notre tarification pour tous les fournisseurs de cloud en adoptant une licence par core, ce qui facilitera le passage d'un fournisseur à l'autre pour les clients et stimulera la concurrence dans le cloud, au bénéfice de tous.

Nous avons toujours été et restons prêts à travailler avec nos clients sur leurs préoccupations spécifiques, notamment pour leur donner le temps de s'adapter à ces changements. »

En complément :
- La reprise en main de VMware inquiète les DSI (dossier réalisé par Le Monde Informatique)