L’action de la loi sur les plateformes en ligne doit nécessairement être rapide, sous peine d’avoir non pas une guerre de retard mais deux ou trois. Il reste peu de temps à la Commission européenne pour faire en sorte que le DSA[1] ne soit pas l’échec qu’il promettait d’être.
L’Union européenne a décidé que les « plateformes » en ligne n’avaient pas à répondre de l’illicéité des contenus qu’elles véhiculent et dont elles tirent leur audience colossale, et donc leurs profits qui ne sont pas moindres. Le parti-pris n’allait pas de lui-même et son acceptation par le corps social ne peut se concevoir que si les mécanismes mis en place pour néanmoins réguler les contenus diffusés par ces plateformes fonctionnent efficacement et rapidement.
Elon Musk a entrepris de faire connaître son mépris pour les actuels dirigeants britanniques et allemands et son soutien pour les partis qualifiés d’extrême droite dans ces pays. C’est avec le peu de mots que lui permet son service en ligne X qu’il distribue ces oukases ou ces bulles numériques.
Avec le DSA, la Commission européenne a voulu se réserver la compétence de réguler les plus grands acteurs de l’internet (Google, Meta, X, Amazon, etc.) désignés sous le nom accueillant et fourre-tout de « plateformes » et, pour ce qui concerne ces entreprises, de « très grandes plateformes en ligne ». On ne peut s’empêcher d’y voir là une forme de prétention de la Commission européenne, en tous cas de ceux qui la composaient à l’époque, à vouloir s’inviter dans la cour des grands acteurs économiques de la planète, en passant ainsi par-dessus la tête des Etats membres. Pourquoi pas. A condition d’avoir les moyens de ses ambitions.
Twitter/X a été désigné « très grande plateforme en ligne » (TGP) par décision de la commission du 25 avril 2023 publiée au JOUE le 14 juillet 2023.
Le considérant 9 du DSA affirme que le « règlement harmonise pleinement les règles applicables […] dans le but de garantir un environnement en ligne sûr, prévisible et de confiance, en luttant contre la diffusion de contenus illicites en ligne et contre les risques pour la société que la diffusion d’informations trompeuses ou d’autres contenus peuvent produire, et dans lequel les droits fondamentaux consacrés par la Charte sont efficacement protégés et l’innovation est facilitée. »
Mais comment cela a-t-il vocation à devenir réalité ?
Que sont les tweets d’Elon Musk au regard du DSA
Des contenus illicites au regard du DSA parce qu’illicites au regard du droit national
En droit français, certains tweets d’Elon Musk sont certainement illicites au regard de leur caractère injurieux ou diffamatoire. Ainsi : « Starmer est diabolique », « Pourquoi Keir Starmer ordonnerait à son propre parti de mettre fin à une telle enquête ? Car il cache des choses terribles. Voilà pourquoi. », « Car Starmer est coupable de crimes terribles à l’encontre des britanniques », « Starmer était complice du VIOL DE LA Grande-Bretagne lorsqu’il était à la tête du CPS pendant 6 ans. », « Scholz devrait démissionner immédiatement. Idiot incapable. », « Olaf est un idiot ». Etc. etc.
L’activité éditoriale d’Elon Musk concernant la politique interne de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne est soutenue. Que les autres dirigeants européens, si fiers de faire des selfies avec lui, se rassurent, leur tour viendra certainement ! Et nous n’évoquons pas les contenus qu’Elon Musk retweete, faisant siens les propos pareillement insultants qui y sont tenus.
Comment ces contenus doivent-ils être appréhendés au regard du DSA, règlement d’application directe sur tout le territoire de l’Union européenne ?
L’une des incongruités, et non des moindres, du DSA, est l’absence de définition précise du caractère illicite d’un contenu en ligne. L’article 3 h) du DSA propose cette définition : « toute information qui, en soi ou par rapport à une activité, y compris la vente de produits ou la fourniture de services, n’est pas conforme au droit de l’Union ou au droit d’un État membre qui est conforme au droit de l’Union, quel que soit l’objet précis ou la nature précise de ce droit. »
Nous en retirons au moins une information importante : un contenu illicite au regard du droit national sera un contenu illicite au regard du DSA. En termes d’harmonisation, on fait mieux, mais on peut ainsi se raccrocher au droit national, sans prévenir cependant l’argument à venir des plateformes qui viendront soutenir que le droit national n’est pas conforme au droit de l’Union…
Ainsi, au regard du droit français, et très certainement, d’autres droits nationaux européens, les tweets évoqués plus haut sont illicites, donc sont des contenus illicites au regard du DSA.
Des contenus présentant un risque systémique
Mais il y a plus. Le Législateur européen a entendu prendre en considération une caractéristique particulière des réseaux sociaux qui tient au fait que leur large pouvoir de dissémination instantanée d’un contenu à un nombre considérable de personnes peut avoir des conséquences néfastes particulières. Le DSA considère qu’il s’agit là de risques « systémiques ». Parmi ces risques systémiques figurent : « les effets négatifs réels ou prévisibles sur les processus démocratiques, le discours civique et les processus électoraux, ainsi que sur la sécurité publique. »
Et Elon Musk ne se prive pas d’exprimer ses vues en termes d’élection : « Le Parti des travailleurs a besoin d’un nouveau dirigeant », « Une nouvelle élection devrait être demandée en Grande-Bretagne », « Starmer doit partir, et il doit être sanctionné pour sa complicité dans le pire crime de masse de l’histoire de la Grande-Bretagne », « Scholz devrait démissionner immédiatement. Idiot incapable. », « Les partis politiques traditionnels en Allemagne ont hautement échoué à satisfaire le peuple.L’AfD (Alternativ für Deutschland) est le seul espoir pour l’Allemagne🇩🇪 ». Etc. Etc.
Que doivent faire les plateformes en application du DSA ? Beaucoup « d’auto » et « d’intra-régulation », de paperasse et d’autosatisfaction...
Le DSA prévoit que la très grande plateforme (« TGP ») doit recenser, analyser et évaluer de manière diligente tout risque systémique découlant de la conception ou du fonctionnement de ses services et le faire au moins une fois par an.
Quelle est la conséquence de tout cela ? Pas grand-chose : les TGP doivent conserver les documents justificatifs des évaluations des risques pendant au moins trois ans après la réalisation de ces évaluations, et les communiquent à la Commission et au coordinateur pour les services numériques de l’État membre d’établissement, à leur demande…
A la suite de cette évaluation, la TGP doit mettre « en place des mesures d’atténuation raisonnables, proportionnées et efficaces, adaptées aux risques systémiques spécifiques recensés ».
Dernier étage de la fusée de la « compliance » DSA, la TGP doit faire faire une fois par an des audits indépendants de son respect de ses obligations au titre du DSA.
Nul doute que dans leurs évaluations et rapports, nos TGP disent toutes faire le nécessaire.
Que prévoit le DSA en réaction
Ce que la Commission européenne peut faire
La situation serait cocasse si elle n’était pas alarmante. Le premier auteur de contenu illicite et présentant un risque systémique est le dirigeant et propriétaire de la « plateforme » qui en permet la publication et la diffusion…
« L’autorégulation » et la « bonne conduite », sempiternellement mises en avant par la Commission européenne quand il s’est agi de réguler l’internet, sont, pour ainsi dire, prises en défaut par construction.
Deux présupposés de cette antienne législative tombent :
- Les opérateurs de l’internet (qu’on les appelle hébergeurs, plateformes ou réseaux sociaux) seraient intrinsèquement de bonne foi et de bonne volonté et ce n’est que la masse astronomique des contenus qu’ils accumulent qui les empêcherait d’appliquer diligemment la loi.
- Ces opérateurs seraient intrinsèquement neutres ; ils n’auraient pas, en propre, une activité éditoriale, ils n’auraient pas la volonté de produire ou de mettre en avant des contenus qui correspond à la ligne éditoriale de leurs dirigeants.
Au titre des pouvoirs propres et exclusifs qu’elle détient pour réguler les TGP, la Commission dispose de pouvoirs d’enquête afin de vérifier si et comment X respecte les obligations mises à sa charge par le DSA.
S’agissant de tweets accessibles à la terre entière, l’enquête devrait être rapide.
Elle peut ensuite, ou immédiatement, engager une procédure pouvant aboutir à une amende jusqu’à concurrence de 6 % du chiffre d’affaires mondial annuel de la TGP.
Encore faut-il caractériser le manquement de X au DSA. Mais dans cette avalanche de droit « mou » que sont les obligations mises à la charge des plateformes, la démonstration du manquement n’a rien d’évident.
C’est à ce moment de l’histoire, et même de l’Histoire, que la Commission européenne doit faire preuve de courage dans ses fonctions législatives de création du droit applicable aux TGP et juridictionnelles de sanction des TGP. La Commission est l’institution représentative des démocraties qui composent l’Union européenne et soumise au contrôle de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Elle doit prendre ses responsabilités normatives et sanctionnatrices dont elle a été récemment dotée par le DSA.
Ce que le reste des institutions et justiciables européens peut faire
Parce qu’il ne pouvait effacer totalement les Etats membres, le DSA a mis en place un système hybride, complexe, dans la grande tradition des usines à gaz dont l’Europe sait accoucher pour réguler les technologies numériques.
Ainsi, toute personne physique, morale, privée, publique d’un Etat membre peut toujours se plaindre d’un contenu véhiculé par X et de la manière dont X a réagi, et surtout pas réagi, pour le supprimer.
Au sein de chaque Etat membres un ou plusieurs « coordinateurs pour les services numériques » ont été désignés. En France, il s’agit de l’ARCOM depuis mai 2024.
Ces coordinateurs nationaux disposent, mutatis mutandis, des mêmes prérogatives que la Commission européenne (enquête et sanctions) mais uniquement pour les plateformes qui ne sont pas « très grandes » et qui relèvent de leur compétence territoriale.
Lorsqu’un coordinateur national reçoit une plainte concernant une TGP, celui-ci peut renvoyer l’affaire devant la Commission européenne.
Ainsi, il est également du devoir des autorités françaises, et particulièrement de l’ARCOM, de saisir la Commission européenne de l’activité de X sur le territoire européen. L’exemple doit toujours venir d’en haut et, à côté de la conflagration égotique des tweets entre puissants de ce monde, il y a aussi des contenus qui s’acharnent sur des individus lambda et qui impactent gravement leurs conditions de vie. Croyez-vous que les auteurs de ces contenus ne se sentiront pas renforcés dans leur vindicte si rien n’est fait contre Mr X ?
Les opinions d’Elon Musk étant connues et clairement exprimées, qui peut croire que le réseau dont il préside aux destinées aura à cœur de préserver la pluralité d’opinions, la neutralité et le fact checking ?
Lorsqu’elles émanent d’une personne dont les moyens financiers et technologiques sont au moins égaux à ceux de nombreux Etats, lorsqu’elles ont, qui plus est, pour origine un représentant officiel d’une puissance étrangère, il n’est nullement besoin de longs raisonnements juridiques, qui ne feront qu’illustrer la pusillanimité des institutions européennes : les interventions d’Elon Musk sont des ingérences dans le processus électoral au sein d’Etats démocratiques européens. Même si le Royaume-Uni ne fait plus partie de l’UE, l’interventionnisme d’Elon Musk est sans ambiguïté l’illustration des dysfonctionnements de X au regard du DSA.
Ce qui caractérise notre vieille civilisation européenne, depuis l’antiquité gréco-romaine, en passant par l’Humanisme et les Lumières jusqu’aux découvertes scientifiques de la révolution industrielle qui ont façonné le monde, c’est la recherche de la vérité, cette vérité que le droit ne protège pas, et c’est la foi en la raison, cette raison qui doit guider le Législateur et le juge. Nos institutions n’ont pas à rougir de cet héritage face aux magnas de la tech US donneurs de leçons et au bagage culturel douteux.
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen doit agir vite et fort, sinon cette guerre de civilisation sera irrémédiablement perdue.
[1] Règlement européen du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques ou « Digital Services Act » entrée en vigueur en 2024. Ce texte européen d’application directe dans tous les Etats membres est le cadre juridique de l’activité de toutes les plateformes et services en ligne.
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