Concurrents dans la distribution de produits, Auchan et Carrefour seront-ils, demain, concurrents dans la distribution de données ? Lors du salon Big Data et IA Paris, qui s'est tenu la semaine dernière, les deux groupes ont montré combien ils travaillaient sur des stratégies data similaires. Avec une volonté aujourd'hui de démocratiser la data auprès de leurs métiers, via une stratégie Data Mesh, et l'ambition, demain, de faire de ces supermarchés d'un nouveau genre une source de revenus.
« Notre stratégie data vise avant tout à nous rendre plus adaptables pour mieux encaisser les chocs, indique Samir Amellal, le DSI et Chief Data Officer d'Auchan (32 Md€ de chiffre d'affaires). Par exemple, comme l'ensemble de la grande distribution, nous avons été surpris par l'inflation. Pour y faire face, nous avons alors déployé un algorithme permettant de mesurer ce que nous appelons l'élasticité prix, autrement dit pour évaluer si, sur nos marges, une baisse des prix est compensée par une hausse des volumes. » Mais, pour le DSI, une telle évolution est très perturbatrice pour les équipes en place. « Dans mon exemple, le patron de l'activité de pricing en interne, qui possède 30 années d'expérience, s'est rendu compte qu'avec la disponibilité des outils basés sur la donnée, il allait devoir transformer ses processus métiers »
Embouteillage au Data Office !
Chez Auchan, cette généralisation des usages de la data dans les différents départements, DSI comprise, multiplie les attentes, transformant les Data Office en goulets d'étranglement « Les directions data centralisées ne peuvent plus tout absorber, les métiers doivent prendre davantage de responsabilités sur la donnée », constate le DSI d'Auchan. Autrement dit le Data Office du distributeur entend désormais se concentrer sur la gouvernance de la donnée, l'accompagnement des projets des métiers et la normalisation des pratiques data, « pour éviter le retour du data chaos », indique Samir Amellal, en référence à une époque où, dans les entreprises, chaque métier menait ses projets propres, sans cadre particulier.
Samir Amellal, DSI et Chief Data Officer d'Auchan Retail : « en magasins, les collaborateurs ne se sentent pas forcément responsables de la production de données ». (Photo : R.F.)
Chez Auchan par exemple, les équipes data tentent aujourd'hui d'augmenter petit à petit le nombre d'utilisateurs de la donnée, en identifiant les personnes appétentes dans les différentes directions. « Nous leur donnons accès à des outils, comme Tableau pour faire de la BI en self-service, et leur confions la responsabilité des éléments produits, mais en leur imposant des contraintes, comme la rédaction d'un Readme pour chaque tableau de bord créé ou le respect de règles d'interfaces communes. » Le respect de ces quelques règles est indispensable pour voir un tableau de bord publié sur la plateforme data du groupe, appelée Mesh.
« Cette ouverture aux métiers est le point de départ de la diffusion d'une culture data dans le groupe, indique Samir Amellal. Mais c'est une étape périlleuse que nous abordons avec prudence. Car certaines directions sont très matures sur le sujet, comme la logistique, la relation client ou le marketing, mais d'autres le sont beaucoup moins. Et, en magasin, les collaborateurs ne se sentent pas forcément responsables de la production de données. »
Datalake géant
Chez Carrefour (près de 91 Md€ de chiffre d'affaires), la démarche est similaire et apparaît bien avancée. En tout cas sur le volet outillage. Le groupe a déployé un datalake unique pour 9 pays, auquel se connectent des plateformes de données locales. Un monstre qui a ingurgité 10 000 milliards de transactions en trois ans. « C'est un actif incroyable, lance Sébastien Rozanes, le directeur de la donnée et des applications analytiques du groupe. La question aujourd'hui, c'est comment rendre cette donnée disponible à tous les utilisateurs métiers ? » D'où la création de ce que Sébastien Rozanes n'hésite pas à qualifier de supermarché de la donnée. L'idée centrale ? Éviter de voir les métiers créer des tableaux de bord ou analyses... pour découvrir quelques semaines plus tard que ces outils existaient déjà ailleurs dans le groupe. « Pour ce faire, nous avons besoin, sur étagères, de données accessibles, compréhensibles et fiables. Nous devons aussi veiller à ce que ces données aient un propriétaire bien identifié et que chaque concept clef soit bien défini, y compris des basiques comme le chiffre d'affaires ! », tranche le responsable.
Sébastien Rozanes, directeur de la donnée et des applications analytiques de Carrefour : « nous avons besoin, sur étagères, de données accessibles, compréhensibles et fiables ». (Photo : R.F.)
Comme chez Auchan, la démarche de Carrefour vise aussi à désengorger les équipes data, assaillies de demandes émanant des métiers. D'où l'idée de créer, ce « nouveau canal d'accès à la donnée qu'est le supermarché », poursuit Sébastien Rozanes. Et de filer la métaphore pour décrire les composantes clefs de ce nouvel outil : « D'abord un assortiment - soit des données clefs sur étagère, bien étiquetées, ou des tableaux de bord, dont les règles de calcul sont clairement précisées. Ensuite, des équipes pour faire tourner ce magasin, avec des Data Steward qui décident de ce qui est en rayon et des personnes plus expérimentées pour établir les priorités en fonction de la feuille de route du groupe. Enfin, un outil donnant accès aux étagères, un portail web accessible à tous que nous avons bâti avec Dataplex (édité par Google, NDLR). » Deux ans pour remplir le supermarché
Deux ans pour remplir le supermarché
Aujourd'hui, Carrefour a identifié plus de 100 familles de données, réparties en 21 domaines, chacun associé à un propriétaire métier. « Entre le premier pilote et le remplissage de tous les rayons, ce projet demandera environ deux ans d'efforts, répartis en trois vagues de 9 mois se superposant en partie », détaille Sébastien Rozanes. Et le global chief data officer de souligner l'enjeu lié au lancement d'un rayon, autrement dit d'un domaine. « Au lancement, il faut que 60 à 70% de l'assortiment soit disponible d'emblée pour créer l'intérêt des utilisateurs. La phase de production doit servir à compléter cet inventaire et à améliorer la qualité, en laissant peu à peu les métiers gérer eux-mêmes leurs rayons. Pour ce faire, un accompagnement de plusieurs mois est nécessaire », indique-t-il.
À terme, Carrefour espère compter entre 100 et 200 data owners au sein de ces métiers, pour assurer l'animation des rayons virtuels. Des compétences qui seront essentielles à la vraie ouverture du supermarché de la data, celle qui verra les partenaires du groupe de distribution franchir eux aussi ses portes. « À terme, j'espère ouvrir ce supermarché à des prestataires externes et aux industriels, qui nous achètent de la donnée », confirme Sébastien Rozanes.
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