Ne vous inquiétez pas si vous n’avez pas totalement saisi le sens de la décision de la Cour suprême des États-Unis dans le conflit opposant Google à Oracle. Ce que nous savons, c’est que « Google a gagné » - ou, comme l'a écrit le juge Stephen Breyer, juge à la Cour suprême des États-Unis depuis 1994, « la copie par Google [de l'API Java] n'a pas violé la loi sur le droit d'auteur ». C'est vrai, mais la décision se limite à cela. Après tout, Google s'était présenté devant le tribunal avec deux arguments de poids : d’abord, que les API ne sont pas protégeables par le droit d'auteur et, ensuite, que même si les API sont protégeables par le droit d'auteur, l’utilisation par Google de l'API Java pour développer Android relevait de l’usage loyal.
La Cour suprême des États-Unis a éludé la première question, sans doute la plus importante des deux, le juge Breyer écrivant : « Étant donné l'évolution rapide des circonstances technologiques, économiques et commerciales, nous pensons que nous ne devrions pas répondre plus qu'il n'est nécessaire pour résoudre le différend entre les parties ». C'est mieux que ce à quoi le monde aurait ressemblé si la Cour s'était rangée du côté d'Oracle, ce qui aurait eu « des conséquences désastreuses pour l'innovation », comme l'a indiqué Microsoft dans son mémoire « amicus curiae » à titre d’intervenant désintéressé. Il n'en reste pas moins que l’on se retrouve dans une industrie où les API peuvent ou non être protégées par le droit d'auteur. La grande consolation, cependant, est que les tribunaux ont reçu le feu vert pour adopter une vision large de l'usage loyal pour ce qui est des API et de l'interopérabilité, qui place l'utilité du développeur au centre de la doctrine de l'usage loyal.
Un monde d'API soumises au droit d'auteur
L’an dernier, Hannu Valtonen, Chief Product Officer, cofondateur d’Alven et mainteneur de l’extension pgmemcache de PostgreSQL, a décrit tout ce qui pourrait mal se passer si les API étaient considérées comme protégeables par le droit d'auteur. Les développeurs devraient tout simplement désapprendre des décennies de pratiques de développement courantes, tandis que les entreprises pourraient installer des péages sur leurs API pour les monétiser. Il serait également beaucoup plus difficile d'assurer la compatibilité entre les produits, ce qui renforcerait les intérêts des grandes entreprises. En un mot, ce serait terrible. Pourtant, nous ne sommes pas plus à l’abri de cette évolution potentielle aujourd'hui que nous ne l'étions avant que la Cour suprême des États-Unis ne rende son jugement, car elle a esquivé la question, comme l'a fait le juge Clarence Thomas par son opinion dissidente : « en faisant l'impasse sur la question du droit d'auteur, la majorité ignore la moitié du texte législatif pertinent et déforme son analyse de l'usage loyal ».
Je ne blâme pas les juges d'avoir ignoré cette question, car d'après les questions qu'ils ont posées aux avocats des deux parties, il est probable que peu d'entre eux (à l'exception du juge Breyer) semblent vraiment comprendre ce qu'est ou ce que fait une API. Creuser la question du droit d'auteur aurait peut-être exigé qu'ils comprennent la fonction des API mieux qu'ils n'en étaient capables. L’incertitude à propos le droit d'auteur et les API n’a donc pas disparu, mais l'avantage, c’est que la Cour n'a pas dit expressément que les API pouvaient être protégées par le droit d'auteur. Cela pourrait conforter les décisions d'appel antérieures qui penchent en défaveur du droit d'auteur, comme le souligne Timothy Lee, Consultant principal d’IBM. La Cour a également précisé que la copie d'API à des fins d'interopérabilité constitue clairement un usage loyal, tout en laissant planer le doute sur le caractère « loyal » de cet usage si le produit faisant appel à l'API est directement concurrent... ou si c’est une version open source du produit propriétaire.
Un open source affaibli ?
C'est un domaine où une certaine confusion persiste, du moins au Wall Street Journal. « Une décision de la Cour suprême qui donne raison à Google (Alphabet Inc.) dans la bataille juridique qui l’oppose à Oracle depuis dix ans réaffirme le modèle économique qui sous-tend les logiciels libres, à savoir le partage gratuit de bouts de code informatique, selon les experts », écrit Angus Loten, report du journal. Pour ma part, je ne suis pas certain que la décision de la Cour suprême aura un impact de ce genre, et je suis très favorable à tout ce qui peut faire avancer la cause des logiciels libres. Par exemple, Angus Loten cite l’analyste de Forrester David Mooter qui affirme qu'« une décision en faveur d'Oracle aurait exposé les éditeurs de logiciels libres à des trolls du droit d'auteur qui les auraient menacé d'intenter des procès pour des similarités entre des codes logiciels concurrents ». En vérité, tous les développeurs, et pas seulement de logiciels libres, sont exposés à ce risque. Et aujourd’hui, cela pourrait être moins vrai des développeurs open source qui, de manière générale, ont été les vrais porteurs d’innovation au cours de la dernière décennie, et non des imitateurs. Il y a peu de chance que des logiciels open source aussi variés que Kubernetes, PyTorch, Apache Kafka et Redis soient accusés de violation du droit d'auteur. Ce sont tous des logiciels de pointe ultra-modernes, et non des copies de code.
En revanche, la décision de la Cour est centrée sur l'importance des développeurs de tous types, qu'ils soient open source ou non. Au lieu de se concentrer sur le propriétaire du code qu'un développeur appelle par le biais d'une API, les juges ont choisi de se concentrer sur la valeur de ces développeurs. Ce n'est pas rien. La Cour a pris sa décision en estimant que « la copie limitée de l'API par Google entre dans le cadre de « l’utilisation transformative » du droit américain car « Google a copié uniquement ce qui était nécessaire pour permettre aux programmeurs de travailler dans un environnement informatique différent sans renoncer à une partie d'un langage de programmation familier ». Plus franchement, les juges ont majoritairement reconnu que « Google voulait que des millions de programmeurs, familiers de Java, puissent facilement travailler avec sa nouvelle plateforme Android, ce qui justifie pourquoi il a également copié environ 11 500 lignes de code du programme Java SE ».
Une grande victoire pour les développeurs
C'est une grande victoire pour les développeurs de toutes sortes, y compris les développeurs de logiciels libres. Certes, il aurait été préférable que la Cour suprême tranche définitivement la question de la protection des API par le droit d'auteur, mais sa définition plus large de l'usage loyal permet de prendre en compte le bon usage que les développeurs peuvent faire du code pour créer d'excellents logiciels. Cette décision aidera tous les développeurs, y compris ceux qui choisissent de livrer leur code sous licences open source.
Commentaire