De retour chez Sodexo depuis septembre dernier après un premier passage dans le groupe entre 2016 et 2019 en tant que DSI et Chief Digital Officer Europe, Alice Guéhennec a pris la responsabilité de l'ensemble des équipes technologiques de la multinationale de services (restauration et services généraux). Une nomination qui s'accompagne d'une consolidation d'équipes auparavant dispersées entre un pan digital et IA et un autre orienté IT.

La dirigeante, également vice-présidente du Cigref, mise sur une organisation en réseau de ces équipes pour améliorer la contribution de la filière technologique à la croissance d'un groupe présent dans 45 pays et employant 430 000 personnes. Lors de son premier semestre fiscal de 2024 (clos fin février), Sodexo a réalisé un chiffre d'affaires de 12,1 Md€ (+ 4,5% sur un an).

La branche technologies, data et digital de Sodexo est doté d'un budget d'environ 500 M€ par an, auquel s'ajoute un plan d'investissement de 165 M€ répartis sur les 5 prochaines années.

Dans quel contexte avez-vous effectué votre retour chez Sodexo ? Et quel mandat vous a été confié ?

Alice Guéhennec : Sodexo souhaitait accélérer sa transformation digitale, levier au service de la stratégie globale du groupe. Celle-ci vise d'abord à mettre le digital au service d'une meilleure expérience client (BtoB) et consommateur (BtoC), assurer la croissance profitable de l'activité sur notre métier coeur, la restauration, mais aussi à porter la transformation du marché lui-même, pour aller vers une restauration plus responsable.

Sophie Bellon, qui a repris la direction de Sodexo il y a environ 2 ans, a renforcé encore la place du digital pour atteindre ces objectifs, en particulier en matière d'expérience client et consommateur, et aussi collaborateur. Ce qui s'est traduit par un regroupement de toutes les équipes digitales et technologiques au sein d'une entité unique lui rapportant directement et représentée au Comex du groupe.

Pourquoi cette décision ?

Parce que le marché de la restauration, collective ou commerciale, évolue très vite. Pour Sodexo, l'enjeu consiste à rester un des leaders de ce marché en intégrant tous les changements de comportements, tant dans le B2B que dans le B2C. Depuis le Covid, les consommateurs ont transformé leurs habitudes et se montrent de plus en plus exigeants. Cela vaut aussi pour nos collaborateurs, un facteur essentiel car les métiers de la restauration font face à un défi en matière d'attractivité.

Sur ces terrains, le digital s'avère critique, car si nous ne connaissons pas les habitudes et comportements des consommateurs, nous ne pourrons pas adapter nos services et notre offre. Or, le premier vecteur pour collecter ces informations, ce sont nos applications mobiles. Ce diagnostic était déjà posé à mon arrivée et la transformation engagée, mais la question centrale était d'accélérer sur cette trajectoire. Le mandat qui m'a été confié par le Comex consistait à faire mieux travailler les équipes ensemble. Historiquement, l'organisation de Sodexo est assez décentralisée, dans une logique entrepreneuriale. Nous devions donc mettre en place des mécanismes permettant de mieux tirer parti, au niveau du groupe, des expériences lancées dans telle ou telle région du monde. C'est sur ce terrain que l'architecture d'entreprise, la gestion de la donnée et celle des API s'avèrent essentielles pour partager les solutions. Cela vaut tant pour le B2C -par exemple pour l'accompagnement des consommateurs sur leur santé ou la réduction de leur impact environnemental - que pour le B2B, par exemple pour le calcul de l'empreinte carbone. Notre portail SEA, dédié à la réduction de celle-ci, est mis à disposition tant de nos équipes - pour qu'elles effectuent les bons choix de produits ou de solutions logistiques - que des entreprises clientes de nos services, pour leur exposer notre contribution à leur propre stratégie RSE.


« Nous construisons non plus un datalake, mais un data hub, au sein duquel la donnée sera cohérente du fait de l'APIsation de nos systèmes d'information. » (Photo : Bruno Lévy)

Quels premiers chantiers avez-vous lancés pour mettre en oeuvre cette stratégie ?

Certains sujets, autour des back-offices, de la cybersécurité et de l'utilisation du cloud hybride, avaient déjà été lancés avant mon arrivée. Ces pans de notre stratégie technologique ont été confortés. Et j'ai souhaité accélérer sur trois autres sujets. D'abord, la structuration de la donnée entre les régions pour pouvoir la partager, l'analyser et prendre les bonnes décisions pour nos consommateurs, clients et employés. Pour leur proposer des services innovants - comme le changement de produits pour réduire l'impact environnemental, l'optimisation du planning de nos collaborateurs à l'échelle d'un territoire ou la prédiction de fréquentation de nos restaurants -, nous construisons non plus un datalake, mais un data hub, au sein duquel la donnée sera cohérente du fait de l'APIsation de nos systèmes d'information. Des investissements assez importants seront consentis sur ce sujet dès cette année.

Le deuxième coup d'accélérateur porte sur le digital et l'IA. Sur ce terrain, nous sommes en train de créer un portail B2B, qui permettra à nos clients d'accéder à l'ensemble des données de performances relatives à nos services. Et nous voulons aussi créer une solution de ce type pour nos employés. Sur la partie B2C, où coexistent différentes applications - Everyday aux Etats-Unis, Toqla en France ou encore HungerBox en Inde -, l'objectif est de rendre modulaires ces solutions pour pouvoir partager ces modules entre les géographies et personnaliser l'expérience de nos consommateurs en utilisant le meilleur de ce qui existe dans toutes ces solutions, via des interfaces et un langage commun porté par le data hub. Sur la couche applicative, un travail de réingénierie est mené en parallèle pour partager des modules issus de ces différentes solutions. En facilitant l'intégration de ces composants, nous pourrons aussi nous intégrer plus simplement à l'écosystème de nos clients.

Le troisième vecteur d'accélération réside dans un changement de philosophie de travail au travers d'un modèle 'glocal', consistant à construire les solutions localement, au plus près du métier, mais en réseau et au bénéfice de tous. Autrement dit, quand nous confions la réalisation d'une solution à une région, elle ne mène pas ce travail uniquement pour elle-même, ce qui l'oblige à ne pas s'engager dans une démarche trop spécifique. Cette approche permet de concilier proximité métier, efficacité des développements et adoption, car chaque région se sent investie dans la construction de solutions communes et dans l'acceptation de solutions provenant d'homologues.

Il s'agit d'un changement culturel important. Quels sont les leviers sur lesquels vous vous appuyez pour impulser cette transformation ?

D'abord, l'accueil a été très favorable dans les différentes régions du groupe, car elles ont bien conscience qu'elles ne pourront pas couvrir tous leurs besoins par elles-mêmes. Evidemment, assurer le bon fonctionnement de ce travail en réseau nécessite de déployer une gouvernance commune permettant de partager des décisions, de placer la data au centre du système d'information autour d'un modèle de données unique ou encore de partager certaines méthodes de travail. Sur la donnée, nous construisons notre modèle de façon itérative, par les cas d'usage : à chaque fois que nous devons créer un nouveau service basé sur la donnée, nous modélisons les objets métiers nécessaires pour compléter notre modèle. Enfin, le déploiement du modèle global distribué bénéficie d'un accompagnement dédié, associé à une enveloppe budgétaire dûment identifiée.


« Chaque région s'est engagée à réduire son parc local d'applications. A l'échelle du groupe, cela représente une diminution du portefeuille d'environ 30%. » (Photo : Bruno Lévy)

Avez-vous déjà des exemples de fonctionnement de cette logique glocal ?

Sur le B2C, les consommateurs américains étant les plus exigeants en matière d'expérience digitale, nous utilisons l'app mobile des Etats-Unis pour déployer des services dans d'autres régions dans le monde. Notamment au Royaume-Uni. Et nous étudions une extension à l'Europe continentale et à l'Asie. Sur le B2B, nous voulons déployer le portail SEA, donnant les informations de performances environnementales et développé en Europe, en Asie et en Amérique du Nord. Et la logique est identique pour notre solution de prévision de fréquentation 4 Sight ou pour notre portail collaborateurs, développé en Inde et désormais généralisé.

Cette logique s'accompagne-t-elle d'une rationalisation du parc applicatif ?

Oui, chaque région s'est engagée à réduire son parc local d'applications. A l'échelle du groupe, cela représente une diminution du portefeuille d'environ 30%, par l'échange et la collaboration. Ce qui est vertueux sur le plan de la cybersécurité et des budgets. Car c'est autant d'argent que nous pouvons réinvestir sur l'accélération de la réponse aux demandes des métiers, comme nous nous y sommes engagés auprès des différentes régions du groupe.

Quelles sont les conséquences de ce modèle glocal sur l'organisation de la filière technologique de Sodexo ?

L'organisation de cette filière, comptant 1500 personnes, est en train d'évoluer très fortement. Le modèle glocal consiste, en effet, à distribuer les rôles entre les régions. Ce qui passe par un investissement important sur l'évolution des compétences de nos collaborateurs. En fonction des différentes spécialités qui vont être distribuées à telle ou telle entité, des postes vacants seront identifiés, pour lesquels l'évolution de nos collaborateurs actuels sera privilégiée, et cela nécessite un investissement de la part de l'entreprise.

Dans notre organisation, l'objectif est d'accélérer à travers des centres de compétences robustes sur chacune de nos trois principales zones d'activité, l'Europe, l'Amérique du Nord et l'Asie.


« Le projet de modernisation SAP vise, en plus des aspects techniques, à déployer des processus harmonisés et optimisés. » (Photo : Bruno Lévy)

Quelle est votre stratégie en matière d'IA ?

Dans le Machine Learning, nous sommes en train de multiplier les cas d'usage pour améliorer l'expérience des consommateurs et l'efficacité de nos équipes, toujours sur une logique de travail en réseau entre les régions. Sur l'IA générative, l'approche est différente et consiste à mettre la technologie entre les mains d'un maximum de personnes afin d'identifier les meilleurs cas d'usage et les passer à l'échelle. Des utilisations internes de la GenAI, autour de l'analyse des cahiers des charges, de l'analyse des contrats, mais aussi du help-desk informatique, ont pu être mises en évidence. Et nous testons l'usage de la technologie pour le support en ligne des consommateurs, avec des chatbots capables de formaliser des réponses structurées, y compris en matière de conseil alimentaire.

Quelle est la logique de votre projet de modernisation SAP ?

D'abord, nous ne conduisons pas ce projet uniquement pour nous adapter à la feuille de route de nos fournisseurs. Donc nous étudions les bénéfices que cette montée de version amène à nos clients B2B, écoles, hôpitaux ou entreprises, qui cherchent à proposer des repas de qualité à des prix soutenables pour leurs hôtes. Ce qui nous pousse à optimiser en continu notre chaîne d'approvisionnement, tout en intégrant des objectifs ambitieux en termes d'achats locaux par exemple. Pour y parvenir, des processus pensés pour ces différents objectifs sont indispensables. Le projet de modernisation vise, en plus des aspects techniques, à déployer des processus harmonisés et optimisés. Il démarrera au 1er septembre, avec le début de la phase de conception.

Quels sont vos principaux objectifs pour les 18 mois qui viennent ?

A la fin de notre année fiscale, en août prochain, nous aurons fait converger l'ensemble des régions sur les volets digital, data et IA afin de passer à la vitesse supérieure sur l'exercice suivant. L'organisation de la filière technologique est, elle, déjà en place et nous sommes en train d'effectuer les ajustements nécessaires dans les régions, en y mettant en place des équipes travaillant ensemble.