L'informatique hexagonale connaît un certain nombre de litiges qui durent des années à force de jugements, d'appels et de recours. En général, il s'agit de litiges sur des contrats entre un éditeur ou un intégrateur et un client mécontent. Au bout du compte, une jurisprudence est établie pour éclairer le droit des contrats avec quelques millions d'euros qui passent d'un camp à l'autre. Depuis huit ans, une affaire défraye de temps à autre la chronique sans rentrer dans ce schéma, client et fournisseur étant du même côté contre un lanceur d'alerte et des syndicats. Cette affaire est celle des différents contrats noués entre IBM et la SNCF. Le dernier rebondissement date de décembre 2018 avec le licenciement de Denis Breteau, « lanceur d'alerte » sur ce dossier. Le 23 janvier, notre confrère Le Parisien a consacré un article à la question. Le dossier est complexe, les procédures judiciaires pour partie encore en cours et les versions évidemment divergentes. La SNCF a réagi par écrit et en détail à nos questions de façon rapide. De toute évidence, la presse était attendue par l'opérateur ferroviaire. Les relations contractuelles intenses entre IBM et la SNCF datent d'au moins huit ans mais sont toujours d'actualité : IBM héberge une partie des datacenters de la SNCF, celle-ci utilise de nombreuses technologies de la firme d'Armonk comme Watson, etc. Les relations avec IBM semblent donc donner entière satisfaction à la SNCF.
Pourtant, les relations ont été, il y a huit ans, très orageuses. Dès 2012, la rumeur des origines des relations très étroites entre IBM et la SNCF avait obtenue une confirmation d'origine syndicale : suite au rachat en 2009 de la logistique interne d'IBM par Geodis, filiale à 100 % de la SNCF, IBM aurait obtenu des engagements en investissements de la part de l'opérateur ferroviaire. La SNCF n'a jamais commenté cette rumeur à l'époque. De son côté, la SNCF a, en 2010, créé une co-entreprise nommée Noviaserv dont le capital était détenu paritairement par IBM et la SNCF. L'objectif était de rationaliser le système d'information et le recours à la sous-traitance. Cette logique de co-entreprise a eu un certain succès à cette époque, par exemple avec le cas IBM/BNP Paribas qui a été récemment renforcé. Mais, sous le feu syndical et à cause de mauvaises estimations initiales (voir encadré), l'affaire faisait long feu. Noviaserv a été dissous après son rachat complet par la SNCF. Dans la galaxie de filiales de la SNCF, c'est une autre qui est à l'origine de « l'affaire Denis Breteau » : Stelsia. Celle-ci a passé un marché négocié de gré à gré avec IBM pour du stockage en 2011 pour 1,6 millions d'euros, avec plusieurs autres contrats successifs. Or la SNCF est soumise au droit des marchés publics. Un cadre de la direction des achats s'insurge contre ces pratiques : c'est Denis Breteau.
Une « divergence d'interprétation » ?
Pour la SNCF, il n'y a rien à signaler : Stelsia est soumise au droit privé. La Commission Européenne ne l'a pas entendu de cette oreille, considérant qu'il y avait bien eu entorse au droit des appels d'offres publics. Et il a bien fallu faire le ménage, mission dont a été chargée Florence Parly, à l'époque directrice financière de la SNCF, aujourd'hui ministre des Armées. Stelsia devait donc également être dissoute. Pour la SNCF, l'affaire constitue une « divergence d'interprétation du droit des marchés publics ». L'entreprise publique confirme dans sa réponse écrite ce qu'écrivait Le Canard Enchaîné le 5 juillet 2017 : Stelsia a bien été définitivement dissoute en 2017, six ans après l'origine du problème. Et elle note : « la Commission européenne n'a pas ouvert de procédure contentieuse sur ce point. » Rappelons que l'absence de procédure contentieuse ne signifie pas « rien à signaler » mais « la question a été réglée ».
Les faits allégués par Denis Breteau sont tous contestés par la SNCF. Ainsi, l'opérateur ferroviaire nous a indiqué par écrit : « Les faits dénoncés par Denis Breteau n'ont à aucun moment reçu le moindre commencement de preuve. La plainte qu'il a déposé en 2012 a fait l'objet d'un classement sans suite par le parquet de Lyon en juin 2013, confortant ainsi la validité des contrôles internes à l'entreprise. » Quant à une autre instruction, qui serait opérée par le Parquet National Financier (qui n'a pas le droit de communiquer sur une instruction en cours), « SNCF ne souhaite logiquement pas s'exprimer, d'autant qu'elle n'en a eu connaissance que par quelques articles de presse, mais tient à apporter les éléments d'information suivants : l'ensemble des marchés de SNCF avec IBM, qui remontent à plus de 10 ans, est en règle. (...) » De nombreux contrôles internes et externes ayant été menés, y compris par le Ministère des Finances.
Lanceur d'alerte harcelé...
La SNCF tient à distinguer nettement le cas individuel de Denis Breteau et les éventuels incidents juridiques dans sa relation avec IBM. Dans sa réponse écrite à nos questions, la SNCF indique : « SNCF est une entreprise publique qui emploie des fonds publics et qui est une entreprise responsable. Elle s'est dotée de tous les mécanismes anti-corruption préconisés par les standards nationaux et internationaux et n'a jamais hésité à déposer plainte lorsque des faits avérés sont parvenus à sa connaissance. Par ailleurs, l'article 13 de la loi Sapin II institue un délit d'entrave à l'alerte. Toute personne faisant obstacle, de quelque façon que ce soit, à la transmission d'un signalement (supérieur hiérarchique, référent de l'employeur, ou employeur) est sanctionnée d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 15.000 euros d'amende. SNCF ne prendra jamais ce risque, une condamnation de ce type pouvant l'empêcher de soumissionner à certains appels d'offres. »
Donc, si la SNCF a sanctionné Denis Breteau, c'est à cause de son comportement ultérieur, pas à cause de sa contestation des contrats évoqués ci-dessus. Bien entendu, Denis Breteau prétend l'inverse. Depuis 2012, il s'estime harcelé par ses supérieurs hiérarchiques. Une procédure a été intentée devant le Conseil des Prud'hommes de Lyon. L'affaire principale étant toujours en cours, le Conseil sursoit en attendant à toute procédure, la qualification en droit du travail devant s'incliner devant celle en droit pénal.
...ou refus de postes ?
Point commun dans les versions de Denis Breteau et de la SNCF : la multiplication des offres de postes faites par la SNCF à son agent. Pour la SNCF, la Direction des Ressources Humaines a accompagné le parcours d'un agent en difficulté. D'abord, on lui a ainsi proposé un placement dans une sorte de sas de conversion, « l'Espace Initiatives Mobilité », ce qui aurait été, selon Denis Breteau, une placardisation pour au moins un an. Puis la SNCF lui a proposé des postes autant à Lyon qu'à Paris, dont certains en télétravail. Pour l'agent en question, les postes proposés ne pouvaient pas être acceptés, les premières offres le plaçant sous la responsabilité des personnes qu'il avait dénoncées, ce que la SNCF conteste. Dans l'entremise, Denis Breteau avait été placé sous la responsabilité de eSNCF, l'entité numérique mutualisée du groupe. Suite aux refus de postes successifs, le conseil de discipline du 21 décembre 2018 a décidé du licenciement de Denis Breteau. Son responsable hiérarchique étant à ce moment là Benoît Tiers, c'est lui qui a eu à signer le courrier de licenciement.
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